Saturday, March 18, 2006
Syrie: Changement en trompe-l'oeil
Après un quatrième remaniement ministériel en six ans, le gouvernement syrien n’en finit pas de faire du sur place. Et gare aux opposants du régime. Ils sont invités à « prendre une tasse de café », histoire de les mettre au frais.
Depuis qu’il a hérité de la magistrature suprême en juin 2000, le président syrien Bachar al-Assad a procédé à trois amendements ministériels en 2001, 2004 et 2006. Il a également remplacé l’ancien premier ministre, Mohammed Moustapha Mirou, par l’ancien président du Parlement, Mohammed Naji al-Itrri, en 2003. Bachar al-Assad était d’ailleurs le principal architecte du premier gouvernement Mirou, formé en mars 2000 alors qu’il n’était que le conseiller de son père. A chaque changement, les médias aux ordres du pouvoir mènent une campagne affirmant qu’il vise la modernisation, le développement, la réforme et l’injection de sang nouveau au sein de l’équipe ministérielle. Or il s’est trouvé que ces nouvelles figures propulsées lors du premier changement sont les premières éliminées lors du second, et présentées par ces mêmes médias comme un frein aux réformes et à la modernisation. Certains d’entre eux sont même parfois accusés de corruption et d’abus de pouvoir, comme l’ancien premier ministre Mirou. Les médias proches du pouvoir, comme le site électronique Champress, rapportent qu’il a été interdit de voyage après avoir été accusé de corruption. Selon le même site, ses avoirs personnels, ceux de son fils et de son gendre auraient été saisis.
Le plus frappant dans la nouvelle équipe gouvernementale, c’est que certains nouveaux ministres aux portefeuilles sensibles – et qu’on gratifient de « jeunes » par rapport à la vieille garde de Farouk Chara’e (68 ans) qui quitte les Affaires étrangères pour le poste de vice-président de la République, le premier ministre Itri (62 ans) ou le nouveau titulaire des Affaires étrangères, Oualid Al-Mou’allem (65 ans) –, sont considérés comme faisant partie des réseaux qui gravitaient autour du général Ali Douba, le chef historique des services de renseignement militaire jusqu’en 2000. A cette époque, ils avaient évolué dans divers postes de responsabilité au sein du parti Baas, de l’administration, de l’université ou des médias. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de remarquer que c’est le premier gouvernement syrien où le général Douba, pourtant à la retraite, compte un aussi grand nombre d’anciens obligés. Cela ne pourrait que confirmer les informations en provenance de Damas, et souligner le retour en grâce de l’ancien patron du renseignement militaire. Serait-ce pour gagner son silence ou sa neutralité au sein de l’ancien appareil qu’il dirigeait ? Il s’avère qu’on retrouve aujourd’hui des vétérans du renseignement militaire et certains officiels qui en sont issus.
Par ailleurs, le maintien de Itri au poste de premier ministre démontre que la stagnation et la continuité sont toujours de rigueur et que le cercle du pouvoir se rétrécit. Il n’y a pas de place pour de nouvelles recrues, notamment au passé sécuritaire ou ethnique. En effet, des rumeurs avaient colporté le nom de l’ancien général du renseignement militaire, Hicham Bakhtiar, comme possible successeur de Itri. La logique qui sous-tend l’évolution générale du régime rend cette succession dramatique fort plausible, d’autant plus que le général Bakhtiar avait été élu membre du commandement national (syrien) du Baas, dans le but évident de blanchir son passé d’officier bourreau dans les renseignements militaires. L’impasse dans laquelle se trouve le pouvoir, le gel des efforts égypto-saoudiens pour réanimer un régime plus isolé que jamais, et la détérioration de la situation économique, sont autant de raisons qui ont incité le gouvernement à maintenir Itri dans ses fonctions.
Même si les espérances de la population ont été déçues, le général Ali Mamlouk, chef des renseignements généraux, a tenu à célébrer l’événement à sa manière : il a ordonné la réincarcération de l’ancien député dissident Mamoun Houmsi et convoqué un autre ancien député Riyad Seif (tous les deux avaient été libérés un mois auparavant après avoir été incarcérés à l’automne 2001, en raison de leur participation au feu Printemps de Damas de cette même année). Il a aussi arrêté l’éminent militant pour la démocratie, Mohammad Najaty Tayyara, et réincarcéré Mohammad Ali al-Abdallah qui avait été arrêté pour avoir défendu son père Ali al-Abdallah lui-même arrêté après avoir lu, dans réunion publique au Forum Atassi, une lettre électronique adressée au Forum par Ali Sadre al-Bayanouni, le contrôleur général de la Confrérie (interdite) des Frères musulmans syriens !
Et comme pour signifier à qui de droit que les temps ont changé sans que les méthodes policières évoluent pour autant, le général Mamlouk a libéré les deux anciens députés Houmsy et Seif, après les avoir invités à une « tasse de café ». C’est en tout cas la nouvelle terminologie post-moderne adoptée désormais par les appareils de sécurité syriens à la place de « convocation », « interrogation » ou « arrestation ». Il semblerait cependant que le général Mamlouk ait regretté d’avoir libéré M. Houmsy, ce qui l’a amené à lui demander de passer « prendre un deuxième café ». Et quand ses hommes sont venus le chercher chez lui, ils ont constaté son absence. Mais plutôt que de rentrer bredouilles, ils ont agi selon le réflexe qui a été le leur pendant des décennies : ils ont amené avec eux son fils comme otage !
Ainsi, avec le quatrième remaniement ministériel en six ans, il paraît qu’il y a pire que de faire du surplace : que le nouveau gouvernement fasse un pas en arrière. Cela nous rappelle la célèbre phrase du penseur marxiste italien Antonio Gramsci : « L'ancien se meurt ; le nouveau ne parvient pas à voir le jour ; dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Annus Horibilis
Subhi Hadidi Blog
Syrie 2005: Annus Horibilis
2005, l’année de tous les dangers pour le régime de Bachar al-Assad. En remettant au goût du jour les assassinats politiques, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, en sommant les institutions d’exprimer leur solidarité, le pouvoir pense endiguer, par la terreur, les forces du changement.
8 janvier 2006. Une journée particulièrement éprouvante pour le président syrien Bachar al-Assad. Commencée par une réunion urgente avec le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Saoud al-Fayçal, elle s’est poursuivie, à midi, par une rencontre improvisée au sommet, à Djeddah, avec le roi Abdallah Bin Abdelaziz, pour se terminer par un autre sommet à Charm el-Cheikh, avec le président égyptien Hosni Moubarak. Les médias officiels syriens ont choisi de qualifier ce marathon de « longue journée pour la solidarité arabe ». Tout en évitant de dire qui se solidarise avec qui, et pour quelle cause. Il était facile de comprendre, pourtant, que cette « solidarité » était à sens unique, tant le régime syrien a aujourd’hui plus que besoin d’être soutenu par les « frères arabes ». Empêtré dans une crise majeure qui menace sa survie-même, le régime s’est senti obligé de solliciter fébrilement cette série de médiations et d’initiatives.
Le président syrien a ainsi entamé la nouvelle année en tentant d’éloigner au plus vite le spectre de 2005, certainement l’année la plus dangereuse depuis son accession au pouvoir à la mort de son père, en juin 2000, par voie héréditaire et grâce, notamment, au diktat des appareils sécuritaires et militaire. Pour travestir ce coup de force, un simulacre d’élection présidentielle avait été organisé un mois plus tard, au cours duquel Bachar al-Assad a été plébiscité à 97% des voix !
L’année écoulée a également été celle où le régime s’est surpassé dans l’horreur. Tant dans le domaine de la politique intérieure, avec l’accentuation de la répression et du despotisme, le rétrécissement du pouvoir au simple cercle familial, le pillage de type mafieux de l’économie et des richesses nationales, la paupérisation grandissante.., que sur le plan régional et international (Liban, Palestine, Irak).
Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que les vicissitudes de 2005 auront des répercussions ravageuses en 2006. En passant en revue quelques-uns de ces événements, on comprend mieux la gravité de la crise générale que vit le régime de Damas.
- L’assassinat, en février 2005, du président du Conseil libanais, Rafic Hariri, a été le marqueur le plus révélateur de la dégradation de la diplomatie syrienne, de la régression de son influence régionale et de la perte de la plupart de ses cartes maîtresses qui permettaient autrefois au régime syrien sous Hafez al-Assad de surmonter les diverses crises et assuraient sa longévité. Les dividendes économiques, politiques et dissuasives de cette diplomatie ne sont plus aujourd’hui qu’un vague souvenir. Cela explique le retour à la politique de dissuasion par les assassinats, d’adversaires réels ou supposés. Une option à laquelle le père de l’actuel président avait renoncé durant les dernières années de son règne. Le retour de la terreur s’est traduit par l’assassinat de Hariri, mais aussi ceux de l’écrivain Samir Kassir, de l’ancien secrétaire général du parti communiste libanais Georges Hawi, et du journaliste et député Gébrane Tuéni.
- En juin dernier, le vice-président syrien Abdelhalim Khaddam prenait sa retraite du pouvoir. Le mot « retraite » est en fait inapproprié : il s’est plutôt agi d’une « dérobade » pour permettre à l’homme de mieux liquider ses affaires et quitter le navire en dérive avant que la tempête annoncée n’arrive. Effectivement, quelques mois plus tard, Khaddam annonçait, de Paris, sa décision de « rompre » avec le régime de Damas. Dans une série d’interviews avec divers médias arabes et étrangers, il est même allé jusqu’à accuser le président Bachar al-Assad d’avoir personnellement donné l’ordre d’assassiner Hariri.
- Durant la longue journée du 8 janvier, l’affaire Khaddam était à l’ordre du jour du sommet syro-saoudien. A l’issue de cette rencontre, le président syrien obtenait du monarque Abdallah qu’il interdise à tous les médias saoudiens ou sous influence saoudienne de publier les déclarations de Khaddam ou de couvrir ses agissements. Cela n’a pas empêché l’ancien vice-président de poursuivre sa dissidence, multipliant les contacts et les déclarations dans de nombreux autres médias. Il n’a pas non plus caché son intention de rencontrer publiquement Ali Sadreddine Bayanouni, le contrôleur général (leader) des Frères musulmans syriens, et de former un gouvernement en exil.
- Bien que l’homme de la rue en Syrie ne nourrisse aucune sympathie pour Khaddam, l’un des plus grands corrompus du régime qui a assumé avec Assad père toutes les décisions politiques majeures, notamment en ce qui concerne le Liban, bien que la population soit loin de le regretter, sa défection théâtrale a constitué un coup dur pour le régime. Probablement le plus dur depuis l’accession de Bachar à la tête de l’Etat.
- Ce même mois de juin 2005, le général Hicham Bakhtiar, le plus sanguinaire et le plus sadique bourreau des services de la sécurité militaire, entrait en jeu au moment même où Khaddam claquait la porte. Il a fait son entrée au commandement national du Baas, à l’issue du congrès national du parti, au pouvoir depuis 1963. Cette promotion d’un officier de la sécurité militaire montre, si besoin en est, que le régime dont Bachar a hérité n’a pas changé de nature, ou plutôt a changé en pire, puisque que Hafez al-Assad avait toujours pris soin de ne pas laisser les officiers du renseignement accéder au commandement du parti. L’élection de Bakhtiar prouve que le parti Baas agit sur les ordres directs des mafias de la corruption, du despotisme et des appareils de sécurité. A en croire les informations qui circulent à Damas, le président Bachar al-Assad aurait pris la décision de charger le général Bakhtiar de former le nouveau gouvernement syrien !
- En octobre dernier, le général Ghazi Kanaan est retrouvé « suicidé » (voir le numéro de décembre 2005 d’Afrique Asie). L’élimination de la scène politique d’un des piliers sécuritaires du régime constitue une rupture radicale avec une certaine « culture » définie par Hafez al-Assad, qui exigeait des différents centres du pouvoir de toujours cohabiter harmonieusement. Si, par malheur, ceux-ci entraient en conflit, l’exclusion du plus faible ne devait pas apparaître comme une victoire du plus fort ni entraîner l’humiliation du vaincu.
- Avec l’élimination de Kanaan, ce principe a volé en éclats. La disparition douteuse d’un homme de ce calibre, au moment même où le régime fait face à la montée des périls, n’est pas habituelle. Il a fallu pour cela que des considérations touchant aux intérêts suprêmes du clan familial entrent en jeu. Le grand « crime » de Ghazi Kanaan aura été de présenter le « profil » de l’homme qui pourrait remplacer Bachar al-Assad. Cela a causé sa perte.
- Mais les conséquences de cette élimination sans précédent dans les annales du régime sont gravissimes. De larges couches de la communauté alaouite, qui s’étaient mises au service du régime, commencent à craindre sérieusement pour leur sécurité. Tous ceux qui pourraient représenter, aux yeux du cercle étroit du pouvoir, une menace quelconque se sentent désormais en danger. L’inquiétude montante au sein de ces couches, d’où sont issus nombre d’officiers de l’armée et des services de sécurité, risque de porter un coup préjudiciable au régime, dans la mesure où elle affaiblirait l’adhésion de la communauté alaouite au pouvoir en général, et à la famille Assad en particulier.
- Voilà pourquoi la « solidarité » est, par les temps qui courent, un mot très en vogue à Damas. Le parti au pouvoir, le Parlement, le gouvernement et les partis alliés ont l’exigence d’exprimer bruyamment leur solidarité avec la direction politique. Cette « solidarité » va au-delà de la simple expression de soutien à la personne du président. Elle doit aussi s’accompagner d’une condamnation pour haute trahison à l’encontre de Khaddam, qui fut, jusqu’à il y a quelques mois, le numéro deux du régime ! On sort du placard les anciens retraités du régime, qui sont mis à contribution pour exprimer leur solidarité à Bachar et participer au lynchage du « félon » Khaddam.
Cette profusion de « solidarité » sollicitée est mal perçue par Khaddam qui se sent, selon ses visiteurs, trahi par ses parrains. Il ne décolère plus depuis quelques semaines contre les médias saoudiens qui, après avoir, au début de sa dissidence, assuré sa promotion avec enthousiasme, l’ont enterré sans autre forme de procès. Qu’il se rassure : le peuple syrien, dans toute sa diversité et ses obédiences politiques et sociales, semble totalement immunisé contre le syndrome de solidarité…
Friday, December 16, 2005
Pompier et pyromane
Le régime de Damas, isolé, acculé et miné de l’intérieur, est tenté par l’option Samson. Dans sa chute, il entraînera tous ses ennemis réels ou supposés. Incantation du désespoir ou vulgaire chantage ?
Les centaines de personnes massées à l’intérieur comme à l’extérieur du grand amphithéâtre de l’Université de Damas, où l’on pouvait remarquer la présence des dignitaires du régime et de ses partisans, écoutaient religieusement le discours de leur président Bachar al-Assad, transmis en direct par la télévision et la radio officielles. Ils voulaient surtout savoir s’il allait annoncer la coopération « totale » de la Syrie avec la mission d’enquête onusienne sur l’assassinat de l’ancien Président du conseil libanais, Rafic Hariri, menée par le juge d’instruction allemand Detlev Mehlis. Et surtout s’il allait accepter que les officiers supérieurs
de renseignements, dont le général Assef Chawkat, l’actuel chef des renseignements militaires, soient transférés à l’étranger pour y être interrogés par le juge Mehlis. Comme à l’accoutumée, le chef de l’Etat accepta de collaborer avec l’enquêteur onusien mais sans enthousiasme et tout en posant des conditions relatives à la souveraineté nationale. Il était convaincu que quoique qu’il fasse, son régime serait condamné. D’où, en guise de stratégie de riposte et de résistance aux pressions étrangères, cette phrase magique qu’il lança : « Dieu protègera la Syrie ! »
Stratégie de l’esquive
Dieu va-t-il courir au secours de la patrie ou du clan Assad, surtout après le « suicide » dans des conditions plus que douteuses du général Ghazi Kanaan, l’un des piliers du régime ?
Quelque soit la nature de la coopération entre le régime et la commission d’enquête, il ne fait plus de doute que Damas a choisi la stratégie de l’esquive. Elle a réussi jusqu’ici à ce que le général Assef Chawkat, beau-frère du président, ne fasse pas partie des officiels convoqués par Mehlis à Vienne, et non à Beyrouth comme il était décidé auparavant.
Il s’agit cependant d’une stratégie de tergiversation qui ne peut s’éterniser. Le régime se sent donc acculé, particulièrement depuis la résolution 1636 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 31 octobre dernier à l’unanimité de ses membres obligeant Damas à coopérer avec la commission d’enquête sous peine de sanctions. Si les obstructions perdurent, le conseil sera appelé à durcir sa position. Deux sortes de graves menaces pointent à l’horizon : d’une part, celles qui toucheront le régime dans ses diverses structures despotiques et ses alliances familiales et claniques. D’autre part, celles qui visent la Syrie en tant qu’Etat et peuple et risquent de porter atteinte à sa cohésion nationale, sociale et ethnique.
Il n’est pas raisonnable, voire équitable, de mettre dans un seul panier comme le font certains, les menaces touchant le pays lui-même avec celles visant le régime. Sauf si c’est le régime lui-même qui génère les menaces contre le pays afin de se préserver lui-même contre les menaces qui le visent spécifiquement !
Les scénarios d’une catastrophe nationale pouvant s’abattre sur la Syrie ne commenceraient pas avec la réédition d'une quelconque intervention militaire directe, comme le suggèrent les porte-voix du régime dans le but évident de dramatiser la situation et de faire peur à l’opinion publique. Cela est non pas dû au fait que Washington a tiré une quelconque leçon de sa mésaventure catastrophique en Irak, mais tout simplement parce que le régime syrien n’est pas si obstiné qu’il y paraît et qu’il ne permettrait pas de laisser les choses empirer pour provoquer une telle intervention.
La catastrophe nationale pourrait résulter du régime lui-même qui serait tenté de poursuivre la même politique suicidaire qui l’avait conduite et conduit avec lui le pays à cette impasse dangereuse. La catastrophe nationale pourrait intervenir si les appareils sécuritaires du régime cherchaient à allumer des incendies confessionnels par ci (entre sunnites et alaouites, musulmans et chrétiens ou alaouites et ismaéliens) ou ethniques (entre druzes et leurs voisins du Houran, les kurdes et les bédouins ou les villes et les campagnes).
Pour quelle raison ? Pour envoyer aux Américains le message suivant : sachez bien que ces « incendies » pourraient se propager rapidement en Irak où se trouvent vos troupes, et aussi chez vos alliés régionaux au Liban, en Jordanie, au Koweït ou en Arabie saoudite. Sachez-le bien aussi : nous sommes les seuls pompiers à même d’éteindre ces incendies. C’est donc avec nous qu’il faudra compter, négocier, s’entendre et conclure !
Ces scénarios du pire ne sont hélas pas purement fantaisistes. Car récemment, certaines
tribus bédouines avaient en effet pillé et mis à sac des biens appartenant à des Kurdes dans la ville frontalière de Kameshlie. Des affrontements armés opposèrent aussi des druzes à des bédouins dans la province de Saouayda, près de la frontière avec la Jordanie. Des accrochages opposèrent enfin certains alaouites à des ismaéliens dans la ville de Missiaf. A chaque fois, le comportement des services de sécurité était ambigu, ou pour être plus concret, loin de jouer l’apaisement et la paix entre les communautés.
Dans son rapport préliminaire sur l’assassinat de Hariri, le juge Mehlis reprend à son compte une information, largement diffusée par les médias libanais et arabes, à savoir que le président Bachar aurait transmis via l’ancien président du conseil Rafic Hariri un message menaçant au dirigeant druze Walid Joumblat. Il lui aurait dit : « Vous n’avez pas le monopole du leadership sur les druzes. Moi aussi j’ai mes druzes ! » Si cela s’avère exact, et nous n’avons aucune raison de le contester, le président syrien menace ses opposants, de recourir, le cas échéant, aux guerres de religion et de confessions.
S’il est vrai que la tentative du régime de porter atteinte à la cohésion nationale constitue le danger le plus grave pour la Syrie, Etat et peuple, il ne fait pas de doute que le relâchement des liens de solidarité entre les divers membres du cercle le plus étroit du régime (la famille, d’abord, les mafias de pillage des richesses nationales, les groupes de pression politiques qui se repositionnent en perspective des futurs arrangements) représente la menace la plus
mortelle pour le régime.
S’il se confirme, par exemple, que le général Ghazi Kanaan, l’ancien chef des services de renseignements syriens et ancien ministre de l’Intérieur, ne s’était pas suicidé mais a été liquidé en raison de la lutte au sommet du pouvoir et notamment parce que les Etats-Unis voyaient en lui, du moins comme le laissaient entendre certaines sources, l’homme providentiel le mieux à même de prendre le pouvoir à Damas et de l’exercer sécuritairement et politiquement sans état d’âme, selon les conditions de Washington, exactement comme le faisait à la perfection Hafez al-Assad, il y a lieu de conclure que désormais le péril est désormais en la demeure. Le feu aura atteint ainsi le cœur névralgique du régime et coûté la vie à l’un de ses membres les plus influents.
Histoires de famille
Autrement dit, si le conflit entre le clan Assad représenté par le président Bachar, son frère Maher et son beau-frère Assef Chawkat, époux de Bouchra Assad, leur sœur, d’une part, et d’autre part, le général Ghazi Kanaan, l’un des derniers interlocuteurs de l’ancien président Hafez al-Assad, et le plus expérimenté du cercle étroit du pouvoir, a pu se solder par la liquidation de ce dernier d’une manière aussi flagrante et dramatique, qui seront les suivants sur la liste ?
Combien de Ghazi Kanaan devraient attendre leur tour, si la résolution 1636 devait serrer encore plus l’étau autour du sommet de l’Etat ? Cela ne va-til pas ouvrir des issues de sortie devant certains membres du régime qui vont préférer quitter le navire alors qu’il est encore temps ? Combien de serviteurs zélés du régime vont se sentir menacés si toute la lumière va être faite sur la disparition de Ghazi Kanaan ? Une autre question subsidiaire: le clan familial au pouvoir, déjà bien étroit, et qui va chaque jour en se réduisant, aura-t-il les ressources suffisantes pour engager les batailles de survie qui s’annoncent ? D’autant que ces batailles promettent d’être féroces et violentes?
Mais « Dieu protègera la Syrie », dixit Bachar al-Assad. Sera-t-il entendu ?
December 2005
Mais qui gouverne à Damas?
Le retrait des troupes syriennes du Liban aura-t-elle des répercussions directes sur la cohésion ou la survie du régime à Damas ? Près de cinq ans après la disparition du machiavélique Hafez al-Assad, ses héritiers semblent incapables de gérer la succession. De quels héritiers s'agit-il ? Bachar al-Assad est-il le vrai détenteur du pouvoir ?
Joe Klein rapporte qu'avant de réaliser son entretien avec le président syrien Bachar al-Assad, paru dans l’hebdomadaire américain Time, en janvier 2005, il avait rencontré quelques opposants syriens pour se faire une idée du paysage politique dans le pays. Parmi ces opposants, il y avait le médecin Kamal Labouani, l’un des onze animateurs de la société civile qui furent condamnés à des peines de prison pour leur engagement politique lors de ce qui fut appelé alors le "printemps de Damas". Le docteur Labouani saisit l'occasion pour demander à M. Klein d’interroger le président Bachar sur les raisons qui l’avaient amené à ordonner son incarcération. Une demande que le journaliste transmettra à son tour au président lors de son interview. "Ce n’est pas moi qui l’ai mis en prison. Ce n’est pas moi qui fais tout dans ce pays !" lui répondra le président sans broncher!
Dernièrement, l’agence Associated Press, citant des responsables saoudiens qui ont tenu à garder l’anonymat, rapporta que le président syrien Assad avait confié au prince héritier saoudien Abdallah Bin Abdelaziz, qui le sommait de retirer ses forces du Liban au plus vite : "Je ne décide pas tout tout seul". Dans la semaine qui a suivi l’assassinat de Rafic Hariri, plusieurs sources officielles syriennes, dont le ministre de l’Information en personne, ont démenti les propos que le président avait tenu lors de sa rencontre avec le secrétaire général de la Ligue des Etats arabes, M. Amr Moussa, et au cours d’interviews accordés au quotidien italien La Republica et l’hebdomadaire américain Time.
Mais qui a donc jeté le Dr. Labouani en prison? A qui donc le président syrien doit-il en référer avant de prendre ses décisions? Et qui se permet de rectifier les déclarations du président et qui, il y a près de deux ans, a censuré la moitié de son interview au quotidien américain New York Times? Une seule question les résume toutes et n’a cessé d’être posée depuis que Bachar avait hérité de la présidence à la mort de son père en juin 2000 : gouverne-t-il réellement la Syrie? Et s’il n’est pas le détenteur réel du pouvoir – ou comme il le dit lui-même, il ne décide pas de tout tout seul –, qui sont ceux qui décident avec lui ou à sa place? Plus précisément, qui sont les vrais décideurs syriens? Comment les décisions sont-elles préparées, prises et mises à exécution? De quel côté le rapport de forces penche-t-il?
Pour répondre à cette question, prenons le dernier cas de figure, à savoir l’élimination de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Si l’hypothèse selon laquelle le régime syrien a commandité cet assassinat se confirme, quels sont les décideurs syriens qui ont pris une telle décision ? Les rumeurs en provenance de Damas laissent penser que cette question a été discutée et tranchée au sein du cercle des "six décideurs", qui comprend, outre le président Bachar lui-même, les cinq personnalités les plus influentes du pouvoir.
D'abord, Maher al-Assad (37 ans). Le frère cadet de Bachar est le véritable commandant des brigades de la garde républicaine, un corps d’armée bien entraîné et bien équipé, dont la mission ne se limite pas à assurer la protection du palais présidentiel, mais se déploie aussi autour de la capitale et l’encercle pratiquement tout en surveillant de près tout mouvement sécuritaire et militaire dans ce périmètre. Si la plupart des analyses mettent en évidence la nervosité et les sautes d’humeur du personnage – en octobre 2000, par exemple, des informations avaient couru qu’il aurait tiré sur son beau-frère Assef Shawkat car il n’avait pas supporté que ce dernier parle de son oncle Rifa’at, exilé en Europe, d’une façon insultante –, d’autres analyses fiables révèlent qu’il assume des missions spéciales et sensibles, comme la rencontre secrète que, selon le quotidien israélien Maariv, il aurait eue à Amman avec un émissaire israélien, Eytan Bentsour, quelques semaines avant l’invasion américaine de l’Irak.
Ensuite, le général Ghazi Kana’an (63 ans). Actuel ministre de l’Intérieur, il a occupé sans discontinuer durant dix-neuf ans le poste de chef des renseignements militaires au Liban. Il passe probablement aujourd’hui pour l’homme le plus puissant en Syrie au niveau des services de sécurité. Ayant gagné la confiance de l’ancien président Hafez al-Assad, il a étroitement travaillé avec lui, ce qu’il lui a donné une expérience politique qui fait défaut aux autres officiers du renseignement actuellement en poste. C’est ce qui explique sans doute le fait que le président Bachar lui ait confié la mission de regrouper les divers centres de décision dans le domaine de la sécurité et du renseignement afin d’améliorer la coordination entre des services autonomes. En 2001, après son rappel du Liban, le général Kana’an est nommé chef de la sécurité politique, où son emprise s’étendait progressivement sur les autres services, avant qu'il ne quitte ce poste pour être nommé ministre de l’Intérieur (sur, dit-on, des recommandations américaines). S’il est vrai que le général Kana’an s’est imposé dans la période passée comme l’un des plus puissants chefs des services de sécurité syriens, il est peu probable qu'il le reste après la nomination à la tête de la sécurité militaire d’une forte personnalité comme le général Assef Chawkat, d’autant que ce dernier, outre le fait de son alliance avec la famille Assad, est peu enclin à se soumettre aux ordres du général Kana’an.
Ensuite, le général Assef Chawkat (55 ans), époux de Bouchra Assad, sœur de Bachar et fille unique de Hafez al-Assad. L’irruption de ce militaire dans le cercle familial est la suite d'une banale histoire d’amour : Bouchra tomba amoureuse de lui et accepta, malgré l’opposition du père, de devenir sa seconde épouse. Elle s’exclut de la famille pour un certain temps avant que son père ne passe l’éponge et accepte de la rappeler, avec son mari, à ses côtés. Cet arrangement n’était cependant pas du goût de ses deux frères, Maher et Bachar. Pendant cinq ans, le successeur de Hafez al-Assad refusa de lui confier le poste de chef des renseignements militaires qu’il réclamait, préférant le nommer à la tête des renseignements de l’armée de l’air, poste qu’il refusa avec dédain, soutenu en cela par Bouchra. Il y a quelques mois, et alors que des responsables de l’administration Bush haussaient le ton face à la prétendue impuissance du régime syrien à contrôler les frontières avec l’Irak, Washington aurait souhaité voir Damas confier ce dossier à Assef Chawkat. C’est à la lumière de ces informations que certains analystes ont vu dans la nomination de ce général à la tête des renseignements militaires la réponse à un souhait américain.
Ensuite, le général Bahjat Soulaymane (61 ans). Chef de la section 251 des services de renseignements généraux et personnalité la plus puissante dans cet appareil, il jouit de prérogatives et de pouvoirs qui dépassent de loin ceux du chef de cet appareil, le général Hicham Bakhtiar. La place privilégiée qu’occupe le général Soulaymane dans le cercle étroit qui entoure Bachar est due à trois raisons. Il est le parrain et le théoricien du nouveau régime de république héréditaire actuellement en place. Il fut en effet le premier à réclamer publiquement à ce que Bassel al-Assad, le fils aîné de l’ancien président succède, le moment venu, à son père alors malade. Mais quand Bassel trouva la mort subitement dans un accident de voiture en 1994, il revient alors à la charge et propose Bachar comme héritier. Ce qui fut fait à la mort du père. La deuxième raison est le rôle que joue ce général dans l’embrigadement des intellectuels, des artistes et des écrivains au service du régime. A ce titre, il a réussi à apprivoiser certains d’entre eux, à noyauter les associations de la société civile avant de les casser, n’hésitant pas à alterner le bâton et la carotte pour les mettre au pas et mettre en échec toute véritable velléité démocratique. La troisième raison est le culot avec lequel ce militaire exprime, parfois par des articles parus dans la presse libanaise, signés de son nom ou avec des pseudonymes, la vraie position du régime sur des questions décisives, mais non dites. Ainsi, en 2003, il signe un article dans le quotidien libanais As-Safir, dans lequel il met en garde contre un "tremblement de terre démographique" au Liban, au cas où les forces syriennes s’en retireraient.
Enfin, Abdelhalim Khaddam (73 ans), vice-président et l’un des principaux compagnons de route de Hafez al-Assad encore au pouvoir. Son importance réside d’une part dans le fait qu’il est la seule personnalité sunnite dans le "cercle des six", et d’autre part dans sa grande expérience en politique étrangère. C’est enfin grâce à lui qu’une véritable crise a pu être évitée entre la majorité sunnite du pays et la minorité alaouite, quand, à la mort de Hafez al-Assad, il a accepté de ne plus revendiquer son droit constitutionnel d’être le président intérimaire et de s’effacer devant Bachar. A ce propos, s’il s’avère que le régime est divisé entre nouvelle et vieille garde, il ne fait pas de doute que c’est Khaddam qui dirige la vieille garde, politiquement, idéologiquement et au sein du parti Baas. C’est lui qui a poussé le plus pour faire avorter le "printemps de Damas", notamment avec le discours incendiaire qu’il avait prononcé à l’université de Damas et dans lequel il mettait en garde contre l’"algérianisation" de la Syrie.
La liste des décideurs ne se limite pas, loin s’en faut, aux seuls membres du cercle des six. Nombreuses sont en effet les personnalités qui jouent un rôle important dans le système sans occuper des postes de responsabilité. C’est le cas de Mohammad Makhlouf, l’oncle du président, le "sage" du clan au pouvoir, qui exerce une influence morale considérable sur les membres de la famille Assad. Mais son rôle n’est pas que moral. Il est en effet l’incarnation de l’affairisme de haut niveau, qui dispose de surcroît d'un talent réel à fédérer les intérêts des hauts gradés de l’armée et des services et ceux des grands barons du pillage, de la corruption et des affaires louches. Son fils légendaire, Rami, est son bras droit dans la finance et les affaires. A la tête d’une pléthore de sociétés d’investissement, ce dernier est l’un des hommes d’affaires les plus connus en Syrie aujourd’hui.
Dans le même registre, il convient d’ajouter le nom du général Zoul Himma Chaliche, cousin du président et escorteur personnel. Le Los Angeles Times avait écrit à son propos, le 30 décembre 2003, qu’il possédait avec son neveu Assef Issa Chaliche une société qui a exporté illégalement vers l’Irak de Saddam Hussein des dizaines de millions de dollars d’équipement militaire. La sœur de Bachar, Bochra, joue également, à travers son mari, Assef Chawkat, sa forte personnalité et ses vastes réseaux de relations, un rôle important dans la vie politique. Une autre femme, Asma al-Akhras, l’épouse de Bachar, jouit également d’une certaine influence dans le cercle des décideurs. Diplômée en économie de King’s College à Londres, elle avait rencontré Bachar alors que ce dernier poursuivait des études d’ophtalmologie en Grande-Bretagne. La particularité d’Asma est qu’elle est issue d’une famille sunnite de Homs qui a donné à la Syrie de nombreux chefs d’Etat au cours du XXe siècle. Influencée par les idées libérales en économie, elle s’est employée à convertir son mari à une certaine forme de libéralisme, surtout après sa visite d’Etat en Grande-Bretagne en 2003. Elle a cependant vite baissé les bras, estimant d’une part que son influence au sein de la famille Assad ne lui permet pas de peser lourd dans les décisions et d’autre part parce que son père s’est joint, à son tour, au club des affairistes.
En dehors du cercle familial étroit ou élargi, un nouveau nom commence à monter dans le ciel du pouvoir, celui du général Mohammad Mansoura (55 ans), à qui le président Bachar vient de confier le commandement de la sécurité politique, poste détenu jusqu’ici par le général Ghazi Kana’an. Ayant été le principal responsable des questions du renseignement et de la police politique dans la région ultrasensible d’Al-Jaziré, frontalière de l’Irak et de la Turquie, il a acquis une longue expérience dans ce domaine. Il avait aussi gagné la confiance de l’ancien président Hafez al-Assad, qui l'avait chargé des dossiers explosifs visant à armer les Kurdes antiturcs et anti-irakiens, à organiser des opérations spéciales contre le régime de Saddam Hussein et à établir des relations avec Abdallah Ocalan, le chef kurde antiturc du PKK.
Après ce survol, la question qui s’impose aujourd’hui est de savoir si ce groupe de décideurs, ou plus précisément le cercle des six, est assez solide et compact pour faire face aux épreuves à venir. C’est en tout cas ce que les développements dans les mois qui viennent ne manqueront pas de mettre en évidence, avec l’aggravation de la crise du régime, la perte de la carte libanaise et l’exaspération des antagonismes au sommet de l’Etat. A ce propos, et selon les dernières rumeurs qui circulent à Damas, il semblerait que Ghazi Kana’an et Abdelhalim Khaddam avaient voté contre l’élimination de Hariri, alors que Assef Shawkat, Maher al-Assad et Bahjat Soulaymane avaient voté pour. Quant au président Bachar, les rumeurs l’ignorent complètement et ne daignent même pas signaler s’il s’était abstenu ou pas!…
April 2005
Le crime de trop
Se sentant acculé à se retirer sans honneur du Liban, le régime de Damas aurait-il cherché, en éliminant l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, ami de la France, des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite, à déstabiliser le pays du Cèdre ? Ajoutant ainsi une nouvelle poudrière dans une région qui en compte bien d’autres.
Dans les Douze salopards, célèbre film de guerre américano-britannique de Robert Aldrich, le message est clair : il n’est pas possible de gagner une guerre sans faire appel à des assassins et à des criminels. Fort de cette certitude, le colonel John Reiman, joué par Lee Marvin, sélectionne douze prisonniers volontaires condamnés à la peine capitale ou à perpétuité pour meurtre afin de constituer une unité de commando qu’il entraîne dans l’unique but d’effectuer une mission suicide au cœur d’une base nazie névralgique située en France alors sous occupation. Cette mission changera le cours de la guerre. Paul Wolfowitz, le sous-secrétaire américain à la Défense, n’est certes pas un colonel de l’armée américaine, mais cela ne l’empêche pas de croire aux bienfaits de la doctrine des douze salopards, qu’il applique par ailleurs à contresens dans la situation de tension extrême entre Washington et Damas. Tout en se défendant de toute intention, de la part de la Maison Blanche, de déstabiliser la Syrie, il exige de cette dernière, en retour, de ne pas chercher à déstabiliser l’Irak. Dans des termes menaçants à peine voilés, il affirme que le Pentagone connaît les “douze salopards” qui gouvernent à Damas et qu’il pourrait les atteindre à n’importe quel moment. “Franchement, dit-il devant le congrès, je pense qu’il est important de savoir qui détient le pouvoir en Syrie. Il y a des hypothèses divergentes sur le fait de savoir si le président Bachar al-Assad exerce ou non un contrôle total sur la Syrie. Nous n’ignorons pas cependant que la Syrie est un Etat policier et qu’il y a quelqu’un au poste de responsabilité. Nous avons établi une liste comprenant en quelque sorte l’identité des douze dirigeants syriens qui assument tous une partie de la responsabilité.”Une semaine après l’assassinat de Rafic Hariri, la lumière n’est toujours pas faite sur la responsabilité d’un de ces “douze salopards” dans ce crime contre une personnalité centrale de l’échiquier politique libanais. Durant ces deux dernières décennies, Hariri a assumé cinq fois le poste de Premier ministre et a exercé une influence considérable dans la vie politique et économique libanaise, voire syrienne. On ne sait toujours pas non plus si cet assassinat a été exécuté à l’insu ou non de Bachar al-Assad, d’autant que Wolfowitz, qui passe pour être “bien informé”, laisse entendre que ce dernier ne détient pas vraiment l’essentiel du pouvoir à Damas. Si cette hypothèse se confirme, et beaucoup d’indices vont dans ce sens, il va donc falloir que la Maison Blanche se prépare à traiter directement avec une ou plusieurs personnalités faisant partie des “douze salopards”, qui semblent avoir tout intérêt à envoyer le message suivant à tous les Libanais, qu’ils soient leurs adversaires ou leurs alliés, et à travers eux au monde entier, et en premier lieu Paris et Washington : “Voulez-vous vraiment appliquer la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’Onu qui exige de la Syrie de retirer ses forces du Liban ? Nous sommes d’accord mais auparavant nous renverrons le Liban aux pires années noires de la guerre civile. Nous restituons ce pays à son peuple et à la communauté internationale en lambeaux, comme il était avant notre intervention en 1976 !” Et comme pour donner de la consistance à ce message, le ministre syrien de l’Information, Mahdi Dakhlallah, répondant aux accusations de l’opposition libanaise mettant en cause Damas dans l’assassinat de Hariri, n’a rien trouvé de mieux que cette déclaration accablante : “Ce chaos sécuritaire au Liban est dû au récent retrait de l’armée et des services de sécurité syriens de plusieurs régions libanaises.” Et d’ajouter, sur un ton menaçant : “La stabilité et la sécurité du Liban sont actuellement menacées […]. Ceux qui voudraient voir l’armée syrienne se retirer complètement du Liban devraient être à même de consolider la stabilité de ce pays dans son ensemble !” Ajoutant un ton d’ironie à sa déclaration, il conclut : “Certains sont prêts à accuser la Syrie d’être peut-être responsables de la tragédie de tsunami…” En effet, les scènes de destructions, de ruines et de cadavres sur le pavé, à la suite de l’attentat contre le convoi de Hariri, renvoient les Libanais aux pires moments de la guerre civile, qui avait duré quinze ans et qu’ils croyaient à jamais révolus. Elles ressuscitent également le spectacle de désolation laissé par l’invasion israélienne du Liban en 1982. Elles renvoient enfin aux images de feu et de sang qui leur arrivent quotidiennement des rues de Bagdad et des principales villes d’Irak. Mais, le plus important, c’est que cet attentat organisé avec un grand professionnalisme et une minutie stupéfiante rappelle que ce qui a été qualifié, durant les deux dernières décennies, de “stabilité libanaise” n’était en fait qu’une grande illusion d’optique, qui cachait bien le feu couvant sous la cendre. Cela apporte encore plus de poids au message implicite envoyé par le ministre syrien de l’Information, affirmant clairement que la Syrie est le véritable garant de la stabilité libanaise et qu’aucune stabilité dans ce pays n’est concevable en dehors de la présence syrienne. Dont acte.Ceux qui s’indigneraient des accusations contre Damas et qui écarteraient d’un revers de la main toute implication des services syriens dans cet assassinat seraient bien inspirés de remonter quelques semaines en arrière, quand le président Bachar al-Assad avait exigé d’un Parlement libanais aux ordres l’amendement de la Constitution afin de permettre la prolongation de trois ans du mandat présidentiel d’Emile Lahoud. Cet entêtement en avait laissé plus d’un pantois : quelle déception de constater que la Syrie, tant investie au pays du Cèdre, ne pouvait désormais compter que sur ce président contesté et discrédité ? (voir notre n° 182, de novembre 2004). Damas a certes fini par imposer son choix, mais à quel prix ! Cet “exploit” en a généré d’autres, encore plus stupéfiants : l’amendement en question a unifié les rangs d’une opposition jusqu’ici disparate, transformé Hariri, allié de la Syrie, en mentor de l’opposition antisyrienne, et rapproché Paris et Washington, qui, au Conseil de sécurité de l’Onu, ont réussi conjointement à faire adopter la résolution 1559 exigeant le retrait des forces syriennes du Liban. Il faut rappeler que c’est la première fois depuis trente ans qu’une telle résolution est adoptée par cette instance.D’autres raisons pourraient également dissiper le scepticisme de ceux qui ne peuvent pas concevoir une implication de la Syrie dans cet attentat. Le risque pris par Damas serait en effet proportionnel à la menace que le disparu commençait à représenter pour le régime syrien, particulièrement depuis qu’il avait rejoint pratiquement les rangs de l’opposition antisyrienne. Dans le microcosme politico-médiatique libanais l’histoire suivante est sur toutes les lèvres : vers la fin août dernier, alors que la question de l’amendement constitutionnel pour permettre la prolongation du mandat présidentiel occupait le devant de la scène, Rafic Hariri, alors Premier ministre et hostile à cet amendement, rentrait à Beyrouth après une brève rencontre avec Bachar al-Assad à Damas. A son arrivée à sa résidence, une “convocation urgente” à une rencontre avec le général Roustom Ghazali, chef des services secrets syriens au Liban, l’attendait. L’histoire nous dit que Hariri a avalé cette couleuvre et a effectivement rencontré le général Ghazali dans son quartier général. Au cours de cet entretien, il fut sommé de convoquer sans délai le Conseil des ministres, avec à l’ordre du jour la convocation du Parlement à une séance extraordinaire pour amender la Constitution. “Sinon, lui dit le général Ghazali, je me ferais un devoir de vous retirer vos entrailles !” Selon plus d’une source, Rafic Hariri, à la sortie de cette réunion, au lieu de rentrer directement chez lui, aurait fait un détour par Moukhtara, le fief du chef druze opposant Walid Joumblat. Il aurait fait savoir à ce dernier qu’il le rejoignait dans l’opposition. Il lui aurait aussi fait comprendre qu’il entendait y jouer un rôle de pivot, sur la scène proprement libanaise mais aussi ailleurs, s’engageant à utiliser ses amitiés avec le président français, Jacques Chirac, et ses relations arabes et internationales – notamment avec l’Arabie Saoudite – pour assurer à l’opposition une dimension internationale et arabe qui lui faisait défaut jusqu’ici. Il aurait aussi promis à son nouvel allié Joumblat de mettre tous ses moyens financiers et son crédit populaire dans la balance pour gagner les prochaines élections parlementaires. Selon lui, si la Syrie et ses alliés libanais au pouvoir voulaient empêcher cette victoire en recourant à la fraude, ils se trouveraient entraînés, de plus en plus, dans une confrontation avec la France et la majorité de la communauté internationale. En d’autres termes, Rafic Hariri est devenu la personnalité la plus déterminante de l’opposition libanaise, même s’il n’a pas voulu s’afficher en tant que tel. Les nombreux atouts et les cartes maîtresses qu’il détenait entre ses mains constituaient de puissants moyens de pression contre Damas et ses alliés libanais. Et si, sous la pression internationale, Damas semble se résigner à réduire progressivement sa présence militaire et sécuritaire du Liban, voire à se retirer totalement de ce pays, elle n’est pas pour autant disposée à y perdre son influence politique pour en devenir un acteur marginal. Estimant sans doute que Hariri constituait une menace pour les intérêts vitaux de la Syrie au pays du Cèdre, le régime syrien décida de l’éliminer. A travers cette élimination brutale, il envoyait ce message fort à qui de droit, un message d’une simplicité effrayante : sans nous, sans notre contrôle du Liban, il n’y aura pas de stabilité au Liban !En assistant à titre privé aux funérailles de son ami Rafic Hariri, Jacques Chirac a voulu exprimer sa détermination à aider jusqu’au bout l’opposition libanaise à la présence syrienne et à exiger que toute la lumière soit faite sur l’identité des commanditaires et des assassins. Washington a rappelé son ambassadrice à Damas, Margaret Scobey, pour “consultation” et a déclaré, par la bouche de sa secrétaire d’Etat, puis par celle de Bush lui-même, que le régime syrien était responsable de cet acte – sans aller jusqu’à l’accuser directement : les Etats-Unis laissent ainsi la porte ouverte à une éventuelle escalade contre la Syrie.Une grande interrogation reste sans réponse : s’il s’avère effectivement que Damas est le commanditaire de cet assassinat, faut-il en déduire que le régime syrien se sent acculé et qu’il joue désespérément l’ultime carte qui lui reste ? Estime-t-il qu’il n’a plus rien à perdre et qu’il est prêt à jouer le tout pour le tout ? L’assassinat de Hariri, faut-il le rappeler, est intervenu au moment où la Syrie est sommée de contrôler sa frontière avec l’Irak, de geler les activités des dirigeants du Hamas et des organisations palestiniennes qu’elle héberge, de “calmer” le Hezbollah libanais – entre autres pour le dissuader de prêter main forte aux chiites irakiens – et, last but not at least, d’intervenir auprès du Hamas et des organisations palestiniennes dites du refus pour les amener à accepter la trêve que Mahmoud Abbas a négociée avec les Israéliens…Le régime syrien a estimé sans doute que c’est trop lui demander et sans aucune contrepartie. Sentant l’étau se resserrer autour de lui et se voyant jour après jour mis au pied du mur, il n’est pas exclu que l’un de ces “douze salopards” montrés du doigt par Wolfowitz, voire le président Bachar lui-même, ait choisi de renverser la table sur la tête des joueurs et de créer une nouvelle donne explosive qui donnerait à réfléchir à ceux qui auraient juré sa perte.
Un coup de poker ?Mais était-il nécessaire de recourir à un tel degré de violence brute et inqualifiable pour transmettre un tel message ? L’assassinat d’une personnalité aussi centrale que Rafic Hariri n’est-il pas un coup de poker, risquant de détruire tout l’édifice patiemment construit par Hafez al-Assad, qui tenait à instaurer un équilibre délicat entre toutes les communautés libanaises? Ce crime ne va-t-il pas transformer les sunnites libanais, dont M. Hariri est devenu l’un des principaux porte-drapeaux sur l’échiquier national, en une communauté hostile à l’hégémonie syrienne après y avoir longtemps été favorable ou du moins l’avoir passivement acceptée ? Le régime de Damas – qu’il s’agisse de tous les “douze salopards” ou de quelques-uns – s’est-il à ce point senti dans une situation désespérée qu’il se soit permis une telle escalade aux conséquences incalculables et non maîtrisables ? D’autant que, jusqu’à tout récemment, la victime de cet attentat était l’allié de Damas au Liban et dans la région et se comportait comme son porte-parole sur la scène internationale. C’est en effet Rafic Hariri qui avait joué un rôle de médiateur efficace dans la construction et la dynamisation des relations franco-syriennes sous Hafez al-Assad, puis sous la présidence de son fils Bachar. C’est enfin Hariri qui a ouvert les portes de l’Elysée à Bachar al-Assad quand ce dernier n’était que “Monsieur fils”. Comble du paradoxe, c’est le locataire de l’Elysée qui monte au créneau, exigeant une commission d’enquête internationale indépendante pour identifier les assassins de l’ancien Premier ministre libanais et laissant entendre qu’il existe de fortes présomptions dans le sens d’une culpabilité syrienne.
March 2005
Le charme indiscret de l’or noir
Pendant que les prix de l’or noir flambent et que les caisses de la dynastie Saoud se remplissent, le régime saoudien, de nouveau courtisé par l’Occident, semble désarmé devant l’ampleur de la crise qui secoue un royaume incapable de se réformer et de se renouveler.
La “communauté internationale”, du moins comme la conçoivent la France et les Etats-Unis, ne manque pas, par ces temps de flambée des prix de l’énergie, de raisons de courtiser l’Arabie Saoudite. Il y a d’abord sa fabuleuse richesse pétrolière et gazière et le rôle “positif” joué par le royaume au sein de l’Opep en faveur des intérêts occidentaux. Il y a aussi les gigantesques avoirs saoudiens déposés dans les banques de ladite “communauté internationale”, tout comme les judicieux contrats d’achat d’armes qui se chiffrent par milliards de dollars et dont elle espère tirer le maximum de profits… Autant de raisons qui semblent justifier aujourd’hui le chœur des louanges quelque peu surréalistes en direction du régime wahhabite aux commandes à Ryadh, à propos du “processus de réforme” dans lequel il serait engagé. Lisez par exemple ce qu’a pu déclarer à ce propos le président français, Jacques Chirac, lors de la visite officielle du prince héritier saoudien Abdallah Bin Abdelaziz à Paris, vers la mi-avril : “Sous votre impulsion, le royaume a entrepris un ambitieux programme de transformations, auquel je souhaite rendre un hommage particulier. Les différentes sessions du Dialogue national, les récentes évolutions au sein du Conseil consultatif et la tenue des élections municipales partielles sont autant d’initiatives qui méritent d’être saluées.”
Une autre visite est inscrite sur l’agenda du prince héritier, pour la fin avril, à l’heure où nous mettons sous presse : il s’agit d’une rencontre avec le président américain G.W. Bush, dans son ranch texan de Crawford. En prévision de cette visite et afin qu’elle se déroule dans les meilleures conditions, Mme Condoleezza Rice, secrétaire d’Etat américaine, n’a pas été moins avare que le président français dans les compliments à son illustre invité “réformateur”. Dans une interview au quotidien américain Wall Street Journal, elle détaille son plaidoyer pour le régime wahhabite : “Les Saoudiens combattent les terroristes et leurs financiers, s’emploient à faire progresser les efforts de paix entre Palestiniens et Israéliens et avancent en direction de l’élargissement du droit de vote et des droits des femmes. Il y a une image qui ne quitte pas ma mémoire, celle que j’ai vue lors du déroulement des élections municipales saoudiennes : un homme, accompagnée de sa petite fille, entre au centre de vote et fait déposer son bulletin de vote dans l’urne par l’enfant. Cela nous donne une idée de ce que sera la vie de cette fillette si les réformes démocratiques se poursuivent !”
Le nouveau discours occidental flattant l’Arabie Saoudite, au-delà des appétits pétroliers et financiers, cache mal une inquiétude croissante à propos de la solidité du régime wahhabite. La dynastie Saoud est perçue désormais comme impuissante à concilier deux réalités explosives dont dépend la survie du régime : d’une part combattre les courants islamiques fondamentalistes extrêmes et contenir leurs opérations armées de plus en plus nombreuses, et d’autre part préserver la stabilité du régime et le maintien de ses liens avec l’institution religieuse wahhabite. Le bilan de la guerre entre le pouvoir saoudien et les groupes islamiques armés est impressionnant pour un pays qui se targuait d’être un havre de paix et de sécurité. Vingt-deux actions terroristes diverses (attentats à l’explosif, enlèvements, attaques contre des sites gouvernementaux et occidentaux…) ont été dénombrées. Quatre-vingt-dix Saoudiens et étrangers ont été tués et cinq cents blessés. Trente-neuf agents de sécurité y ont également péri et deux cent treize ont été blessés contre quatre-vingt-douze morts et dix-sept blessés dans les rangs des intégristes. Par ailleurs cinquante-deux tentatives d’attentats ont été déjouées. Les dégâts matériels causés par cette guerre s’élèvent jusqu’ici à un milliard de dollars !
Il faut souligner cependant que les services de sécurité saoudiens ont emporté dernièrement des succès importants dans leur lutte contre les groupes armés. Ainsi, lors d’une bataille rangée qui a duré trois jours, début avril, dans une bourgade située à trois cents kilomètres au nord-ouest de Ryadh, dans la région d’Al-Qassim, ils ont liquidé le Saoudien Saoud al-Outaïbi, le chef présumé d’Al-Qaïda dans le royaume et le Marocain Abdelkrim al-Mejjati, cerveau présumé des attentats de Madrid le 11 mars 2004. A en croire le communiqué du ministère saoudien de l’Intérieur, Al-Outaïbi serait devenu le chef d’Al-Qaïda depuis la mort d’Abelaziz al-Moqrine dans un accrochage avec les forces de sécurité en juin dernier.
Il faudra cependant admettre que cette “guerre contre le terrorisme” tant vantée par Chirac, Bush et Rice, s’est limitée jusqu’ici aux seuls volets sécuritaire et technique. Elle se trouve en revanche totalement impuissante à s’étendre aux autres volets : politique, éducatif et religieux. Quant à ses résultats sur le plan de la communication officielle, ils sont quasiment catastrophiques. Ladite campagne a jusqu’ici manqué de plan méthodique pour identifier les sources financières, religieuses et culturelles à l’origine du développement des courants extrémistes et leur enracinement dans la société. On a même assisté à un retournement de situation quand certains défenseurs zélés du régime ont entrepris de réinterpréter certaines thèses religieuses à propos du jihad et de la relation entre gouvernant et gouvernés, afin de dénoncer l’utilisation qui en est faite par les islamistes.
Contre toute attente, cette tentative a tourné à l’avantage des extrémistes, qui y ont gagné une légitimité supplémentaire dans la conscience populaire, d’autant plus que cette campagne ne s’est accompagnée d’aucune sorte de réforme concrète, notamment au niveau des libertés publiques, de la diversité intellectuelle et du droit à la libre expression. Cela a accrédité la thèse selon laquelle les extrémistes islamistes, en portant les armes, ne feraient qu’appliquer les préceptes religieux qui prônent le jihad contre un monarque despote et corrompu.
Cette situation délétère ne fait que s’aggraver. Ce phénomène n’est certes pas nouveau dans l’histoire du royaume, ni isolé par rapport aux événements similaires qui se déroulent en Irak, au Koweït et au Qatar. Il est loin d’être en voie d’éradication. Les analystes prévoient même son aggravation, qui se traduirait par des attaques contre des installations pétrolières, assassinats de princes issus de la dynastie régnante et des principaux dignitaires du régime… Pour comprendre l’éventualité d’une telle descente aux Enfers, il est primordial de rappeler que les premières manifestations de violence remontent à la fin de la guerre en Afghanistan vers la fin des années quatre-vingt-dix. Les combattants saoudiens – encouragés à combattre les “communistes athées” et généreusement entraînés, armés et financés par les autorités politiques et religieuses du pays – rentraient alors dans le royaume, enivrés par leur “victoire” sur l’Union soviétique. Le régime saoudien n’a pas tardé à réaliser à quel point ces anciens d’Afghanistan constituaient des bombes à retardement qui risquaient d’exploser à tout instant. Pour désamorcer cette menace, les autorités saoudiennes ont mis en œuvre deux politiques contradictoires à l’égard de ces anciens jihadistes. D’une part, elles les ont mis sous contrôle policier sévère, n’hésitant pas le cas échéant à les réprimer, à les jeter en prison et à les torturer. D’autre part, elles ont essayé de réactiver les canaux de négociation avec leur chef, Oussama Ben Laden, qui avait quitté le royaume pour le Soudan, et aussi avec les taliban qui avaient entre-temps pris le contrôle de l’Afghanistan et y avaient accueilli Ben Laden. Avec les résultats que l’on sait.
Les facteurs aggravants de la crise de régime sont désormais à l’œuvre. Le régime wahhabite a en effet vu sa légitimité religieuse et politique ébranlée. Le principe de la soumission au pouvoir politique, jusqu’ici fondé sur les textes religieux, est contesté. Il est même devenu une arme à double tranchant utilisée par les opposants islamistes pour fonder une contre-légitimité prônant l’insoumission au régime et justifiant son renversement. Sur le plan proprement politique, le régime a perdu toute crédibilité et peine à effacer dans l’opinion publique son image de pouvoir antinational et totalement inféodé, particulièrement depuis le 11 septembre, aux intérêts américains.
A cette perte de légitimité religieuse et politique s’ajoute une régression économique caractérisée par la fin, ou presque, de l’Etat providence. La crise économique qui s’aggrave, malgré l’augmentation spectaculaire des prix pétroliers, pousse les Saoudiens à réclamer la liberté d’action politique, non pas par mimétisme, mais tout simplement pour mieux défendre leurs intérêts et l’avenir de leurs enfants, qui semble bouché.
L’impasse totale dans laquelle se trouve le régime n’est pas due aux seules raisons énumérées ci-dessous, ni à sa fuite en avant en procédant à des réformettes inconsistantes et insuffisantes. Elle s’explique surtout par sa nature même, la sclérose de ses institutions et le vieillissement de ses hommes. Tant qu’il se contentera de traiter la violence au jour le jour, sans vision nationale et sans réel projet de réforme globale, cette impasse est appelée à perdurer. Et ce ne sont pas les conseils municipaux squelettiques vantés par Chirac à l’Elysée ou cette photo d’un citoyen saoudien emmenant sa fillette au bureau de vote devant laquelle Condoleezza Rice s’est extasiée qui vont y changer quelque chose.
Ouverture en trompe-l’œil
Dans son plaidoyer en faveur de la dynastie Saoud, le président français a occulté le fait que les sessions de dialogue national engagées dans le royaume ressemblaient à des dialogues de sourds, d’autant que les trois réformateurs, Abdallah al-Hamed, Matrouk al-Faleh et Ali al-Damini, étaient toujours emprisonnés. Quant aux derniers développements qu’a connus le Conseil consultatif (Al-Majliss al-Istichari), ils restent purement formels et illusoires dans la mesure où ce conseil, non élu, reste purement consultatif et n’a aucun pouvoir de décision. Idem pour les conseils municipaux, pratiquement dépourvus d’autonomie et de pouvoir de décision, dont la moitié des membres sont directement nommés par les autorités de tutelle. Mme Rice a délibérément oublié que la plus accessible des réformes aurait été d’octroyer à cette petite fille le droit d’effectuer une promenade ou une course dans une voiture conduite par sa mère ! Ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas. Enfin, le président Chirac et la secrétaire d’Etat américaine Rice ne pouvaient ignorer le rapport publié récemment par le Christian Science Monitor sur le soutien financier saoudien aux missions évangéliques américaines. Cela dans le cadre d’une campagne de soutien au programme du Parti conservateur britannique concernant les droits des femmes. Ce programme, s’il est adopté, causerait un grand préjudice aux droits de la femme en réduisant le délai au-delà duquel l’avortement n’est plus autorisé.
May 2005
Tout change, rien ne change !
Depuis le retrait de l’armée syrienne sous la pression conjuguée de Washington, de Paris et de la rue, le pays du Cèdre a renoué avec ses anciens démons confessionnels. Comme l’a montré la dernière campagne électorale (photo), qui a vu le triomphe de l’opposition sous la houlette de Saad Hariri, fils de l’ancien Premier ministre dont l’assassinat a ouvert la voie aux spectaculaires changements survenus ces derniers mois.
Depuis la mi-mars 2005, le Liban a été le théâtre d’une succession d’événements centraux, notamment l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu de la résolution 1559 exigeant le retrait des forces étrangères du pays du Cèdre, l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, la formation d’un front d’opposition soutenu par un large mouvement populaire, la démission du gouvernement d’Omar Karamé soutenu par Damas, le retrait des forces militaires syriennes et, pour finir, la tenue d’élections parlementaires, les premières depuis trente ans à se dérouler en l’absence des troupes syriennes. Tous les ingrédients étaient donc en place pour que le “printemps de Beyrouth” – selon la formule utilisée par l’opposition au pouvoir prosyrien pour qualifier ces développements – aboutisse, en fin de course, au déclenchement de la “révolution du Cèdre”, comme se plaît à dire Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine.
Ces pronostics, qui péchaient sans doute par trop d’optimisme, seront cependant vite démentis par les faits. Le retour sur terre sera brutal. Ceux qui avaient parié gros sur la révolution du Cèdre en auront été pour leurs frais. Outre leur optimisme béat, ils ont surtout une grave méconnaissance de ce pays et des fondamentaux qui ont toujours régi le jeu politique interne libanais : divisions confessionnelle et communautaire, antagonismes partisans, politiciens et électoralistes. La déception fut telle que le chef druze Walid Joumblatt et l’un des principaux meneurs de l’opposition a pu dire que la Syrie était sortie par la porte pour rentrer par la fenêtre !
Joumblatt ne faisait que décrire la réalité sur le terrain. Car il faut une certaine dose de naïveté pour penser que le retrait militaire syrien du Liban signifie un désengagement total de la Syrie de la scène politique libanaise, son abandon volontaire de ses réseaux d’influence dans les diverses forces politiques et les services de sécurité libanais ou sa perte d’influence sécuritaire directe sur le terrain, particulièrement dans le Nord, le Sud et l’Est du pays. La victoire électorale de l’opposition, qui a amené au Parlement une majorité conjoncturelle composée d’une coalition hétéroclite, n’y changera pas fondamentalement la donne stratégique sur le terrain. Ce retour de Damas par la fenêtre s’est concrétisé, pour le moment du moins, par la nomination, avec l’accord d’une coalition composée des principaux partis politiques – qu’ils soient ou non partisans de la Syrie – de Najib Miqati comme Premier ministre chargé d’organiser les élections. Ce dernier, rappelons-le, a toujours été très proche du régime syrien et, à en croire certains rapports, deux de ses frères entretiennent des relations d’affaires portant sur de gros contrats et marchés avec des membres de la famille du président Bachar Assad.
Un autre aspect du maintien de la main lourde du régime syrien sur les affaires libanaises aura été l’assassinat du journaliste et écrivain libanais de gauche, Samir Kassir, l’un des principaux animateurs du “Printemps de Beyrouth” et le plus implacable des opposants à la présence syrienne au Liban, qui, depuis des années, appelait courageusement à son retrait sans effet de style, alors même que la soldatesque du régime syrien et ses services de sécurité faisaient régner au pays du Cèdre un climat de terreur et d’intimidation. De surcroît, Samir Kassir a été l’un des rares intellectuels libanais à appeler de ses vœux une alliance avec les forces de l’opposition démocratique en Syrie, liant la libération du Liban à celle de la Syrie. Il ne fait pas de doute que ce sont les derniers points d’appui de Damas au Liban, notamment au sein des services de sécurité libanais – et sans doute avec la l’implication active d’éléments des services syriens – qui ont perpétré ce crime.
Le système du partage confessionnel du pouvoir et de l’Etat entre les différentes communautés chrétiennes et musulmanes facilitait particulièrement la mainmise de Damas sur le pays, dans la mesure où ce système lui permettait de les affaiblir toutes en les montant les unes contre les autres et en attisant au sein de chaque communauté les rivalités de personnes. Or ce système confessionnel est non seulement toujours en vigueur, mais il a fonctionné à plein régime lors des dernières élections législatives, entraînant une exacerbation sans précédent du fanatisme et du sectarisme. Ainsi, et grâce à la loi électorale promulguée en 2000, qui favorise les listes confessionnelles, le sunnite Saad Hariri, fils et héritier de l’ancien Premier ministre assassiné et l’un des leaders de l’opposition antisyrienne, a pu rafler, avec ses alliés, les dix-neuf sièges de Beyrouth et les vingt-huit sièges de la région de Tripoli. Dans le Sud du pays, ce sont les deux listes coalisées du mouvement Amal et du Hezbollah qui ont remporté les vingt-trois sièges à pourvoir. Au Mont-Liban et dans la Békaa, sur les cinquante-huit sièges à pourvoir, les listes conduites par le général chrétien Michel Aoun en remportent vingt et un, le Hezbollah chiite, dix, et la coalition menée par le chef druze Walid Joumblatt, vingt-sept.
Ces résultats ont amené Joumblatt à décrier le général Aoun, dont le score a pour le moins surpris par son ampleur de “Tsunami libanais”. D’autant plus que ce bouillant général, ancien commandant en chef de l’armée libanaise, vient tout juste de rentrer de son exil français après quinze ans de traversée du désert. Il avait été chassé du pouvoir et délogé du palais présidentiel de Baabda, où il a avait élu résidence, en octobre 1990, grâce aux troupes syriennes et avec la complicité de Washington. A quelques mois de la Tempête du désert – déclenchée par les Etats-Unis contre l’Irak avec la participation militaire d’une trentaine de pays, dont la Syrie de Hafez al-Assad –, l’administration américaine de l’époque de Bush père donna son feu vert à cette opération pour remercier le régime syrien de son embrigadement sous la bannière étoilée. Le général Aoun, qui s’était auparavant autoproclamé président de la République, avant de créer dans l’exil un mouvement baptisé “Courant patriotique libre”, n’a pas oublié les heures d’humiliation qu’il a dû subir quand, traqué, il s’était réfugié, en pyjama, à l’ambassade française au Liban. Il sera lâché, voire moqué et méprisé, par toute la classe politique libanaise, toutes confessions confondues, dont les représentants s’étaient inconditionnellement ralliés au régime syrien avant de se retourner contre lui et de prendre la tête de l’opposition actuelle. La “rue chrétienne”, tout comme le général lui-même, n’ont pas eu la mémoire courte. Elle a sévèrement sanctionné les candidats chrétiens accusés d’avoir dans le passé “trahi” non seulement le général, mais surtout le camp chrétien !
Bien que le général Aoun ne soit pas parvenu à opérer des percées dans les listes parrainées par le chef druze Joumblatt, il a remporté une victoire écrasante dans les fiefs chrétiens du Mont-Liban, infligeant une défaite sévère aux principales personnalités chrétiennes passées à l’opposition, dont certaines étaient connues pour leur modération et leur respectabilité, comme c’est le cas de Nassib Lahoud, l’un des principaux adversaires de la présence militaire syrienne au Liban. La victoire du général Aoun a constitué aussi un sérieux revers pour le patriarche maronite Nasrallah Sfeir, qui a vu tous ses poulains balayés et le camp chrétien divisé. En fait, les électeurs chrétiens ont voulu, d’une part, récompenser le général pour ses années d’exil forcé et, d’autre part, punir les personnalités chrétiennes qui soit ont gardé le silence face à la présence syrienne au Liban, soit s’y sont ralliées, soit enfin en ont longtemps bénéficié. Mais au-delà de ces considérations politiciennes, la victoire du général Aoun a surtout contrarié les plans de Joumblatt, qui voulait voir émerger au Mont-Liban un camp chrétien uni dans son hostilité à la présence syrienne et au maintien en fonction de l’actuel président de la République, Emile Lahoud. Pari perdu, puisque, avec la victoire du général Aoun, la nouvelle opposition, quoique majoritaire au Parlement, n’atteint pas le nombre requis (deux tiers) pour destituer le président.
La nouvelle majorité devra donc, sauf incident de parcours, cohabiter pour au moins deux ans encore avec lui. Quant à la conjoncture internationale, ou plus précisément la position des deux puissances directement concernées par le dossier libanais, les Etats-Unis et la France se sont contentés globalement d’observer le déroulement des événements, n’hésitant pas, le cas échéant – comme ne cesse de le faire le président américain G.W. Bush – à exercer une pression verbale sur la Syrie en accusant les services secrets syriens de continuer leurs activités au Liban, à dresser une liste des personnalités à abattre, ou, enfin, à tenir à Paris une conférence sur le Liban, à laquelle ont participé les ambassadeurs américain, français et britannique à Beyrouth. Selon des informations véhiculées par certains médias libanais, ce serait des chancelleries occidentales directement impliquées dans la gestion de la question libanaise qui auraient conseillé au général Aoun de rentrer au Liban afin de mesurer sa véritable popularité en affrontant l’épreuve des urnes. Paris et Washington voulaient en effet que toutes les forces politiques libanaises sans exception participent au processus électoral, ce qui aurait pour résultat d’éviter que les conflits politiques sous-jacents et les divisions confessionnelles ne leur explosent à la figure et d’une manière violente. Une telle perspective catastrophique contraindrait la communauté internationale à faire face à de nouvelles difficultés et en premier lieu à intervenir militairement. Un scénario qui s’est déjà déroulé dans les années quatre-vingt, après l’invasion israélienne du Liban et les massacres de Sabra et Chatila, en juin et septembre 1982, et qui a conduit à un véritable fiasco américain et français.
Certes le paysage géopolitique libanais reste ouvert à de nombreuses options, liées entre autres à une conjoncture régionale instable et explosive, et en premier lieu à l’évolution de la situation en Syrie même, qui a quitté le Liban militairement, tout en y maintenant une présence politique et sécuritaire. Il n’en demeure pas moins que ce pays est encore loin de la “révolution du Cèdre”, saluée par Condoleezza Rice.
July, 2005
Le dilemme de Bachar al-Assad
Malgré les multiples gages de bonne volonté, voire de soumission, donnés aux Etats-Unis et à Israël, ces derniers refusent la main tendue et somment Damas de se soumettre inconditionnellement ou de se démettre. Cette impasse stratégique extérieure, loin d’inciter le régime à s’ouvrir sur la société civile, se traduit par plus de corruption, de pillage et de répression. Les nouvelles en provenance de la Syrie ne laissent présager rien de bon pour ce pays et son peuple. Corruption généralisée, népotisme et passe-droit y régissent le fonctionnement de la vie économique et politique. Cela est conforté par la lecture d’un rapport accablant publié il y a quelques semaines par le quotidien américain Los Angeles Times. On découvre, à la lecture de ce rapport, que plusieurs sociétés créées par les fils de hauts responsables syriens et de très proches parents du président Bachar al-Assad font main basse sur le monde des affaires et à ce titre s’étaient enrichies sur le dos du peuple irakien en signant plusieurs contrats de trafics d’armes avec l’Irak, alors sous embargo.A première vue, et quel que soit le degré de crédibilité qu’il faut accorder à ce rapport, il a provoqué des réactions diverses dans l’opinion publique syrienne. La première explique ce genre de contrats non par une motivation “patriotique”, un “souci d’aider la résistance irakienne face aux Etats-Unis”, mais par une logique purement spéculative et mercantile, d’autant que les bénéfices générés par ce commerce illicite ont été estimés par le journal à près d’un demi-milliard de dollars !Deuxième réaction : ce genre de scandales révélés par le Los Angeles Times – même s’il convient de ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’avance ce journal californien – donne une petite idée des immenses ravages de la culture et de la pratique mafieuses à l’honneur dans la nomenklatura syrienne, à travers fils, filles, cousins, oncles, gendres, beau-frères, etc. Le “scandale” du trafic d’armes s’inscrit en fait dans la longue liste des affaires qui ont éclaboussé la classe politique syrienne ces dernières années, la plus récente étant celle qu’il est convenu d’appeler l’“affaire du siècle” sur l’attribution abusive de la licence du téléphone mobile au cousin du Président. Les détails de ce scandale ont été à l’époque révélés par le député syrien Riyadh Sayf, ce qui lui valut d’être arrêté et jugé, après un simulacre de procès, à cinq ans de prison ferme. Il a été accusé non pas pour “diffamation” – comme il est normal dans ce cas – mais pour “violation de la Constitution” ! On comprend pourquoi Nibras al-Fadhil, l’homme du Président syrien chargé du dossier de l’association de la Syrie avec l’Union européenne, avait les mains libres pour tout négocier avec les Européens – à l’exception notable du secteur des télécommunications et de la téléphonie mobile actuellement sous la coupe du cousin du Président !Ce “scandale du siècle”, qui semble bien mériter son nom, est en fait le vol le plus spectaculaire qu’ait connu la Syrie ces dernières décennies. Jugeons-en : 1) Durant quinze ans, le préjudice financier subi par le budget de l’Etat en raison des clauses de ce contrat s’élève à 346 milliards de livres syriennes (LS), c’est-à-dire environ 7milliards de dollars.2) Les deux sociétés contractantes sont la propriété d’une seule et même personne. Elles génèrent de ce fait des bénéfices injustifiés et monopolistiques qui varient entre 200 et 300 milliards de livres syriennes.3) Ces bénéfices, retenez votre souffle, représentent l’équivalent des salaires et des indemnités versés à tous les fonctionnaires et contractuels des ministères de la Justice, de l’Enseignement supérieur, de l’Education nationale, de la Santé, des Affaires sociales et de l’Emploi, sommes qui font vivre près d’un million de personnes sur quinze années !4) Ce pillage mafieux sans vergogne se pratique au moment même où le niveau de vie du Syrien moyen atteint un record à la baisse. A en croire les statistiques disponibles, le salaire moyen actuel de 67 % des travailleurs syriens est de l’ordre de 7 500 LS par mois. Si l’on se rappelle que le nombre moyen des membres d’une famille syrienne est de cinq personnes, la part mensuelle qui revient à chaque personne est de 1 500 LS. Or, selon l’Onu, le seuil de la pauvreté est défini par un revenu journalier d’un dollar, soit 50 LS. Conclusion : 67 % des travailleurs syriens vivent au-dessous de ce seuil. A la lumière de ces données désastreuses –pouvoir mafieux et despotique, pays exsangue –, on n’a pas à s’étonner de voir le faucon israélien Ariel Sharon se permettre de rejeter avec arrogance, dédain et brutalité toutes les avances, publiques ou secrètes, de Damas pour une reprise des négociations de paix, par “là où elles avaient achoppé”, et exiger plutôt “un retour à la case départ”. Pour montrer encore le peu de cas qu’il fait des “avances” du régime syrien, Sharon donne le feu vert à une commission ministérielle israélienne pour lancer un nouveau projet d’expansion coloniale dans le Golan syrien occupé, comprenant le doublement du nombre des colons déjà installés sur ce plateau et la construction de neuf nouvelles colonies de peuplement. Et pour qu’aucune ambiguïté ne subsiste quant aux intentions israéliennes à ce sujet et au message que Sharon voudrait transmettre à Damas à travers cette nouvelle agression, son ministre de l’Agriculture, Yisrael Katz, a été d’une clarté déconcertante sur ce sujet. Il s’agit, a-t-il dit, d’un message direct et franc au président syrien (qui avait proposé quelques jours plus tôt la reprise des négociations au point où elles s’étaient interrompues en 2000) : “Le Golan fait partie intégrante de la terre d’Israël, le gouvernement israélien n’a nullement l’intention d’abandonner son contrôle sur ce territoire et cette position bénéficie d’un large soutien au sein de l’opinion publique israélienne.”Tout cela nous renvoie à l’époque des âpres marchandages à propos d’un règlement de paix syro-israélien. Mais entre-temps, les rapports de force, la donne stratégique et les acteurs ont changé. Non seulement parce que Hafez al-Assad, qui détenait toutes les ficelles du pouvoir à Damas, n’est plus en vie, ou parce que son fils Bachar a hérité de son poste sans pour autant hériter son pouvoir et ses cartes, mais surtout parce qu’il trouve en face de lui un Sharon et non pas un Ehoud Barak et l’armée américaine occupe aujourd’hui l’Irak, un pays arabe central et voisin de la Syrie.Vers la fin de 1999, quelques heures après son arrivée à Damas, l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright rencontrait le président Hafez al-Assad. Une semaine plus tard, l’ancien président américain Bill Clinton annonçait la reprise des rounds de négociations syro-israéliennes à Washington. Depuis, des tractations fort complexes se sont succédé entre les trois parties, mais l’essentiel de leur contenu reste pour l’instant sous le sceau du secret.A l’époque, la souplesse syrienne se justifiait par de nombreux facteurs. Il fallait alors s’engager dans un processus devant se conclure par le règlement du dossier de la paix comme élément important de la réorganisation de l’échiquier intérieur syrien, afin de faire face aux échéances de la succession. Cette souplesse était aussi un gage de bonne volonté pour démarrer les premières phases d’une ouverture économique que les “butins de paix” rendaient moins risquée qu’avant. Elle s’expliquait aussi par la volonté de Damas de sortir de son isolement régional et international et de faire une partie du chemin pour avancer en direction d’Ehoud Barak, qui menaçait de se retirer unilatéralement du Liban Sud occupé sans concertation avec la Syrie…A la veille du sommet de Genève entre Clinton et Hafez al-Assad, en mars 2000, l’Etat hébreu était parvenu à une redéfinition de sa stratégie de règlement de paix avec la Syrie basée sur les éléments suivants.1) La volonté de Damas de conclure un accord de paix avec Israël n’émane pas seulement d’une “option stratégique”, comme ne cessait de le répéter Hafez al-Assad, mais elle était en fait dictée par un “besoin stratégique”.Le régime syrien avait en effet besoin de consolider le front intérieur, garantir le régime, prévenir la sécurité de la succession et assurer au successeur toutes les conditions de survie requises, économiquement, politiquement et militairement, à l’intérieur comme à l’extérieur.2) Le retrait israélien du Liban Sud, avec ou sans accord avec Damas, allait transformer la carte libanaise – atout entre les mains du négociateur syrien – en un casse-tête ou une charge difficile à supporter.3) Si Hafez al-Assad a accepté de se rendre à Genève pour rencontrer Clinton, c’est parce qu’il a bien saisi l’interconnexion entre ces deux éléments et parce qu’il a bien prêté l’oreille à l’avertissement qui annonçait le démarrage du compte à rebours. Il savait que le facteur temps jouait contre lui et qu’il était prioritaire d’exploiter le peu de temps qui lui restait à vivre pour changer la donne.A cette époque l’armée américaine n’occupait pas encore l’Irak, ni George W. Bush la Maison Blanche. Ariel Sharon n’était pas non plus le Premier ministre d’Israël. De son côté Hafez al-Assad, et non son dauphin, était le seul maître à bord du navire Syrie qu’il essayait de conduire avec une extrême prudence sur une mer minée. Malgré tous ces éléments favorables, l’Israël de Barak adopta une posture crispée et intransigeante, enterrant ainsi le projet d’accord de paix avec la Syrie. Depuis, le Golan syrien continue à vivre sous occupation israélienne et de nouveaux projets de colonisation, encore plus féroces, sont en gestation aujourd’hui.Il apparaît que le régime syrien ne possède pas beaucoup d’atouts ni d’éléments de pression pour contraindre le négociateur israélien à entamer des discussions en se soumettant aux préalables de Damas. Il n’est pas non plus en mesure de contraindre la partie israélienne à comptabiliser les avancées réalisées dans les précédents rounds de négociations, aussi bien publics ou secrets. Cette dernière exige aujourd’hui de tout reprendre de zéro. Car il faut se rendre à l’évidence : le régime présidé par Bachar est, pour des raisons internes et externes, plus affaibli que jamais. Parallèlement, à la future table de négociation, il trouvera devant lui un négociateur israélien se croyant plus fort que jamais. Le déséquilibre des forces entre les deux parties est scandaleusement en faveur d’Israël. Face à un Ariel Sharon qui ne veut rien lâcher de sa proie, d’autant que cette “proie” n’est pas le Sinaï et ses sables, mais le Golan, un plateau stratégique, véritable château d’eau dans une région qui en manque cruellement, le régime apparaît bien dépourvu de marges de manœuvre. Il est devant un dilemme redoutable : soit il accepte des conditions américano-israéliennes humiliantes, soit il y fait face avec la certitude d’essuyer un grave revers, comme le prévoient tous les indices.Il est tragique de constater que le régime est aujourd’hui acculé à perdre les “avantages”, déjà fort modestes, qu’il aurait eu l’impression de gagner si l’ancien président Hafez al-Assad avait conclu, de son vivant, un accord de paix avec Barak. Il est également tragique de constater que ce même régime persévère à pratiquer pillage et corruption, sur une échelle jamais égalée, pendant que l’écrasante majorité du peuple ploie sous la misère et la paupérisation croissantes. Last but not least, la répression bat son plein, les libertés publiques et privées sont bafouées et la reproduction des conditions du despotisme va bon train. Avec un tel bilan, comme ce régime aura-t-il la volonté et la force de faire face aux périls qui menacent la patrie ?
CacophonieRécemment, des informations de plus en plus insistantes ont fait état de tentatives de réactivation du processus de paix syro-israélien. Si ces développements ne constituent pas une surprise, il n’en reste pas moins que l’interprétation diamétralement opposée de ces informations saute aux yeux. Alors que les responsables syriens jurent sur tous les tons qu’ils n’accepteront jamais, au grand jamais, d’entamer des négociations “sans conditions préalables” et “en recommençant au point zéro”, posant comme préalable de les “reprendre au point où elles avaient achoppé en 2000”, les officiels israéliens affirment le contraire ! Mieux encore, le président égyptien Hosni Moubarak, le roi Abdallah II de Jordanie, le Premier ministre turc Ordegan, sans parler de Terry Larsen, l’envoyé spécial de l’Onu au Proche-Orient ou du sénateur américain Bill Nelson, confirment, au grand dam de Damas, la version israélienne.Nous n’en sommes pas à une cacophonie près. A entendre Silvan Shalom, le ministre israélien des Affaires étrangères, il y a bien eu des canaux de négociations secrets avec la Syrie. Les négociateurs israéliens ont pris un malin plaisir à laisser passer dans la presse des fuites sur ces canaux, ce qui a, semble-t-il, agacé Damas. Toujours selon ce ministre un peu bavard, la personne qui aurait conduit ces tractations secrètes serait un très proche de Bachar al-Assad. La Syrie a réagi à ces fuites en suspendant les séances à huis clos avec les Israéliens, sans toutefois fermer totalement ces canaux.
March 2004
Quitte ou double pour Bachar
Le jeune président est confronté à la montée des périls à la fois sur le plan intérieur et régional. Que vont faire les caciques du régime dont il a hérité de son père ? Vont-ils l’aider à surmonter cette phase difficile ou se retourneront-ils contre lui ?
Le contraste était criant : le jour même où le président syrien Bachar al-Assad recevait une délégation de juifs américains d’origine syrienne (ils sont près de quatre-vingt-quinze mille, principalement installés entre Brooklin, Jersey et Long Island), en leur souhaitant la bienvenue dans leur pays, la Syrie, et en leur affirmant qu’ils seraient toujours des Syriens à part entière, le président américain George W. Bush signait un décret exécutif imposant des sanctions contre le régime de Damas. Ce décret est basé sur le Patriotic Act, une loi liberticide votée par le Congrès après le 11 septembre 2001 et conférant à l’administration américaine des pouvoirs exorbitants que seul un état d’urgence pourrait autoriser. Ce décret est d’ailleurs justifié par l’administration Bush par “le danger que représente certaines mesures prises par le gouvernement syrien” contre les intérêts américains.
Les gages de bonne conduite que le régime de Bachar al-Assad s’est évertué de donner à Washington durant les mois qui ont suivi l’occupation américaine de l’Irak n’auront donc servi à rien. Le couperet est tombé. Une série de sanctions économiques et financières ont été imposées à la Syrie en application d’une loi intitulée “Syria Accountability and Lebanon Sovereignty Restoration Act (Salsa)”, adoptée par les deux chambres du Congrès américain à une majorité écrasante le 11 novembre 2003 et signée, un mois plus tard, par G.W. Bush.
Les sanctions portent sur l’interdiction de toutes les exportations américaines vers la Syrie, à l’exception des médicaments et des produits alimentaires, l’arrêt de toutes les transactions bancaires américaines avec la Banque commerciale syrienne afin d’éviter tout éventuel blanchiment d’argent. Le département du Trésor américain va également geler les comptes de cette banque publique syrienne ainsi que des avoirs appartenant à “certaines personnes et entités gouvernementales syriennes” pour des raisons liées au terrorisme ou au soutien apporté à des organisations palestiniennes comme le Hamas, le Djihad ou le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Autre raison invoquée : l’asile accordé à des personnes ou à des organismes “contribuant à la pérennité de la présence militaire et sécuritaire syrienne au Liban”, soutenant le développement des armes de destruction massive ou favorisant la politique syrienne qui viserait à “mettre en échec les efforts des Etats-Unis pour la restauration de la sécurité et la reconstruction de l’Irak”. Les sanctions consistent aussi à interdire aux avions possédés ou contrôlés par le gouvernement syrien de décoller ou d’atterrir sur le territoire américain. Les observateurs auront relevé cependant que Bush a évité d’imposer des sanctions économiques et diplomatiques plus sévères, comme la réduction de la représentation diplomatique entre les deux pays ou l’interdiction des investissements pétroliers en Syrie, se contentant de demander au secrétaire au Trésor d’ordonner à “tous les organismes financiers américains de rompre leurs transactions avec la Banque commerciale syrienne par crainte du blanchiment d’argent”. Il n’en demeure pas moins que, dans les faits, ces sanctions vont pénaliser les compagnies pétrolières américaines opérant en Syrie dans la mesure où elles vont rendre plus difficiles les transactions bancaires de ces compagnies avec l’Etat syrien. Il convient de rappeler que les relations commerciales entre les deux pays sont négligeables. Alors que les exportations américaines vers la Syrie ont atteint l’an passé 214 millions de dollars, les exportations syriennes vers les Etats-Unis ont été de 259 millions de dollars, dont 59 % concernent des produits pétroliers ou dérivés.
Les raisons politiques qui ont amené l’administration Bush à finalement passer à l’acte et à imposer ces sanctions sont ouvertement signalées par une déclaration de la Maison Blanche. Les politiques menées par la Syrie, dit cette déclaration, “menacent directement la stabilité régionale et minent l’objectif des Etats-Unis visant à instaurer une paix globale au Moyen-Orient”. En dépit des efforts entrepris depuis des mois par la diplomatie américaine pour convaincre Damas de “changer sa conduite”, dit encore cette déclaration, “la Syrie n’a pris aucune mesure concrète et substantielle pour répondre à l’ensemble des doléances américaines” transmises en mai 2003 par le secrétaire d’Etat Colin Powell au président syrien Bachar al-Assad.
La réponse syrienne à cette loi n’a pas tardé. Elle est venue de la bouche même du président syrien, Bachar al-Assad, dans un entretien accordé au journal espagnol El Païs. A la question de savoir s’il trouve qu’il y a une contradiction entre les sanctions américaines imposées à la Syrie et la coopération de Damas avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme, il répond : “Lorsque nous avons été en relation avec les Etats-Unis dans ce domaine, ce n’était pas au nom des intérêts américains. C’était pour l’intérêt du monde entier. Nous en tirions bénéfice au même titre que le peuple américain. Pour cette raison, il faut faire la part des choses entre la lutte contre le terrorisme et la position politique. Il est vrai qu’il y a une contradiction. Les sanctions prises par cette loi (la Salsa) sont peut-être une réponse américaine à notre opposition à la guerre contre l’Irak. Nous avons en effet été l’objet de beaucoup de propositions alléchantes, de menaces et de pressions pour que nous changions de position. Nous les avons toutes rejetées.”
Assad n’a pas pour autant jugé la situation désespérée. Dans le même entretien, il affirme : “Le dialogue est toujours ouvert entre nous et les Etats-Unis. Ce n’est pas une impasse sans issue. Bien que les Américains aient exercé des pressions sur nous, ils n’ont pas fermé la porte totalement, même pendant la guerre. Nous faisons face actuellement non pas à un seul interlocuteur dans l’administration américaine mais à plusieurs courants. Un premier courant voudrait collaborer avec la Syrie à travers le dialogue et les intérêts mutuels. Un autre refuse tout contact et cherche à mettre la pression et peut-être jusqu’à la guerre. Par ailleurs, il existe un dialogue effectif entre des organismes syriens et américains, particulièrement à propos de la lutte contre le terrorisme. Ce n’est qu’un point de vue à propos des relations avec les Etats-Unis. Si vous posez la même question à d’autres, ils vous répondront qu’elles sont négatives et instables.”
Mais le point culminant dans cet entretien avec le quotidien madrilène a été son commentaire sur l’initiative américaine désormais connue sous l’appellation “Grand Moyen-Orient”, que Washington chercherait à imposer aux régimes arabes dans le but de “démocratiser le monde arabe”. Pour Bachar al-Assad ce projet “manque de crédibilité”. Il s’est même demandé : “Cette démocratie sera-t-elle à l’image de celle qu’on a vue à la prison d’Abou Ghraib ? Tous nos pays vont-ils se transformer, en fin de compte, en immenses prisons ? Ces mêmes pays qui parlent aujourd’hui de démocratie et de réformes n’ont eu aucune gêne dans leur histoire récente à soutenir des régimes dictatoriaux quand cela servait leurs intérêts. Cette démocratie conduirait-elle à laisser tomber la question palestinienne et l’occupation du Golan ? Signifierait-elle le maintien d’une partie de nos territoires sous occupation ? Ce ne sont là que quelques problèmes qui montrent à quel point ces plans manquent de crédibilité. Par ailleurs nous craignons que cette initiative ne soit qu’un élément de la campagne électorale américaine. Personne dans la région n’a cure de ces projets.”
Le plus étonnant dans ces propos est sans doute ce rappel par Bachar al-Assad du soutien apporté par les démocraties occidentales aux régimes dictatoriaux. A-t-il oublié que le régime de feu son père, Hafez al-Assad, avait amplement bénéficié de ce soutien, que la démocratie en Syrie est le dernier souci de Washington, et que, sans la bénédiction explicite des Etats-Unis et l’accord tacite d’Israël, l’occupation syrienne du Liban n’aurait jamais pu avoir lieu ni se consolider ? Quoi qu’il en soit, le président Assad sait pertinemment que les préoccupations du citoyen syrien, et en premier chef ses droits, ses libertés, sa dignité, ne figurent guère sur la liste des exigences américaines que Washington somme le régime de Damas de satisfaire s’il tient à prolonger sa survie dans ce “nouveau Moyen-Orient”, remodelé selon ses conditions. Les règles du jeu entre Washington et la plupart des régimes du Moyen-Orient ont changé. La générosité verbale exprimée par le président syrien lors de l’audience qu’il a accordée aux juifs américains d’origine syrienne est aujourd’hui loin de séduire la Maison Blanche ou d’amadouer le Congrès américain. Les tentatives du régime syrien de se présenter comme victime plutôt que parrain du terrorisme n’ont en tout cas pas réussi à éviter la signature de la loi sur les sanctions par Bush.
Le régime de Bachar al-Assad se trouve en fait plus que jamais à la croisée des chemins, là même où son père se trouvait avant sa mort. La maladie ne lui avait pas donné le temps nécessaire de trancher sur certains grands dossiers lourds à gérer et de libérer ainsi son futur successeur. Ce régime est aujourd’hui en effet face à de véritables interrogations existentielles :
– Comment Bachar al-Assad va-t-il réussir à faire face aux échéances de la paix avec l’Etat hébreu, ou plus exactement de la paix américano-israélienne, au fur et à mesure que l’hégémonie américaine s’étend inexorablement dans la région et que le laxisme jusqu’ici observé vis-à-vis des régimes récalcitrants n’aura plus de raison d’être puisqu’ils n’auront le choix qu’entre se soumettre ou se démettre ?
– Que va faire le président syrien quand il verra les cartes géopolitiques et stratégiques dont disposait jusqu’ici son régime non seulement tomber l’une après l’autre, mais se transformer en fardeaux majeurs, que ce soit au Liban, en Irak ou surtout en Iran ?
– Quelles sont les marges de résistance, de manœuvre et de contre-attaque dont dispose ce jeune président, nouveau venu dans un monde impitoyable qui a à affronter et à gérer d’immenses dossiers politiques, économiques et sécuritaires, sans avoir le savoir-faire de son père, qui lui a légué le pouvoir sans disposer du temps nécessaire pour son apprentissage ?
– Comment, enfin, va réagir le système politique hérité d’Hafez al-Assad ? Va-t-il aider le jeune président ou se retournera-t-il contre lui ? D’autant que ce système particulier – à la fois despotique, répressif, policier et militariste, basé sur une hiérarchie dont la culture est faite de soumission, d’allégeance, d’opportunisme et de corruption – était tenu par le père à coup de séduction ou de menace, avec une poigne de fer qui manque au fils.
Les semaines à venir vont peut-être apporter des réponses à ces questions. Mais elles vont aussi en ajouter d’autres.
June 2004
Les faux-pas de Bachar al-Assad
Harcelé par Washington, lâché par Paris, abandonné par la plupart des pays arabes, le régime de Bachar al-Assad adopte une stratégie d’autodestruction. Face à une donne intérieure, régionale et internationale défavorable, Damas joue tantôt la carte du raidissement et du pourrissement, comme en Syrie même et au Liban, tantôt celle de la compromission, comme avec l’occupation américaine en Irak… Un jeu d’équilibriste aux conséquences imprévisibles.
Depuis un certain temps, un nouveau phénomène a fait son apparition dans les diverses villes de Syrie : les portraits de Hafez al-Assad ont envahi les vitrines des magasins, les vitres arrière des taxis, les murs des places publiques, voire même les poteaux électriques et téléphoniques. En bas de chaque portrait, on pouvait lire “le Lion des Arabes”. Jusqu’ici rien de nouveau, sauf que les photos ne représentent pas, comme on pouvait le croire, le président syrien qui avait gouverné le pays pendant trente ans avant de s’éteindre, terrassé par la maladie en juin 2000, mais son petit-fils, Hafez, fils de Bachar, l’actuel président de la Syrie. Le “lion” en question est à peine âgé de deux ans ! Le message est clair. Pour les services de sécurité, qui ont planifié et supervisé cette opération, il s’agit de faire comprendre à tous ceux qui avaient misé sur un changement de régime à Damas avec l’intronisation de Bachar à la tête de l’Etat que la république monarchique des Assad a encore de beaux jours devant elle !…
Tout se passe comme si le régime baassiste syrien n’a pas encore tiré les enseignements qui s’imposent de l’invasion américano-britannique de l’Irak aboutissant à l’effondrement subit, à la manière d’un château de cartes, du régime de Saddam Hussein – en dépit de toute la panoplie des appareils répressifs dont il disposait. Le régime syrien, en imposant d’une manière brutale et humiliante à un Parlement libanais l’ordre de prolonger de trois ans le mandat du président libanais, Emile Lahoud, a manifestement voulu intimider le peuple libanais qui devra désormais “comprendre” que la main de fer syrienne ne connaîtra aucun relâchement. Mais le message s’adresse plus encore à tous ceux qui ont un jour caressé l’espoir d’un changement d’ère avec l’accession au pouvoir de Bachar al-Assad. Ceux qui avaient misé sur une perestroïka, une relève générationnelle, une modernisation de l’administration et une ouverture politique en auront été pour leurs frais. Le tableau frise le surréalisme : se comportant comme s’il n’était pas confronté à des problèmes intérieurs, régionaux ou internationaux d’une rare complexité, voilà que ce régime perd son temps et son énergie à promouvoir un bébé de deux ans au grade de “Lion des Arabes” !
Cette comédie ne parvient cependant pas à masquer la réalité qui est loin de ressembler à un roman à l’eau de rose consistant à préparer la voie à l’avènement d’un nouveau prince héritier. Il n’est en effet pas excessif d’affirmer que le régime affronte ces temps-ci la plus difficile crise depuis que Bachar a “hérité” du pouvoir de son père il y a près de quatre ans. En s’obstinant, contre vents et marées, à exiger l’amendement de la Constitution libanaise afin que le président Lahoud soit reconduit dans ses fonctions pour trois années supplémentaires, il a commis une grave faute de jugement d’autant que les candidats prosyriens qui pouvaient remplir la même mission étaient légion. La conséquence la plus directe de cette stupidité fut l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu d’une résolution 1559, parrainée par les Etats-Unis et la France, exigeant le retrait de toutes les troupes étrangères du Liban, la non-ingérence dans ses affaires intérieures et le respect de son indépendance. Bien que ladite résolution ne désigne pas nommément la Syrie, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un début d’internationalisation de la question de la présence militaire syrienne au Liban.
Les choses ne s’en sont pas arrêtées là. Quelques jours seulement après l’amendement, au pas de charge, de la Constitution libanaise et de la prolongation du mandat du président Lahoud, le ministre démissionnaire Marwan Hamadé échappe de justesse à un attentat à la voiture piégée devant son domicile à Beyrouth. Cet attentat a été l’occasion pour les Libanais de se rappeler les innombrables liquidations de personnalités libanaises hostiles à la présence syrienne au pays du Cèdre tout au long de la guerre civile qui dura de 1975 à 1989. Parmi ces personnalités, le plus célèbre fut Kamal Joumblat, leader du Parti socialiste libanais, chef de la communauté druze au Liban et père de l’actuel leader Walid Joumblat. Assisterions-nous à un retour de l’Histoire ? Car Marwan Hamadé, lui-même druze et très proche de Walid Joumblat, s’était illustré par son opposition au prolongement du mandat présidentiel. Il démissionna du gouvernement en signe de protestation contre l’amendement de la Constitution. S’il est vrai que le vice-président syrien, Abdelhalim Khaddam, s’est rendu à son chevet pour “dénoncer” ce crime, il n’en demeure pas moins que, pour un bon nombre de Libanais, ce sont les services syriens qui seraient les commanditaires de cet attentat et que les dénégations indignées et cyniques de Khaddam ne sont destinées en fait qu’à brouiller les pistes. Ce crime intervient au moment où les relations franco-syriennes ont connu une détérioration subite. Pourtant la France de Jacques Chirac avait multiplié les avances à l’égard du régime de Damas – le président français avait entre autres été le premier grand chef d’Etat occidental à déployer le tapis rouge devant Bachar al-Assad, avant même l’accession à la magistrature suprême de ce dernier, encore simple “Monsieur fils”. Si plusieurs hypothèses courent sur les causes de la détérioration actuelle, il semblerait toutefois que la raison directe en soit d’ordre commercial. Selon certaines informations, le président français était personnellement intervenu auprès de Bachar pour que la compagnie pétrolière française Total puisse emporter le plus grand contrat de gaz syrien jamais conclu dans l’histoire de ce pays et estimé à 759 millions de dollars. Le président syrien, toujours selon ces sources, aurait donné sa parole dans ce sens, d’autant que ledit contrat était négocié selon des conditions favorables à la Syrie et sans intermédiaires. Mais quelle ne fut pas la surprise de l’Elysée en voyant soudain, et contrairement à la parole donnée, ce contrat géant échoir à un consortium américano-britannique-canadien, composé de Occidental, Petrofac et Petro Canada. Le plus stupéfiant dans cette histoire est que ce contrat accordé quasiment à une société américaine intervient après que la Maison Blanche eut ratifié une loi antisyrienne, le Syrian Accountability Act. Plus stupéfiant encore : le représentant des intérêts de ces compagnies anglo-saxonnes en Syrie serait un très proche parent du président Bachar !
Cette péripétie est en tout cas révélatrice de l’étendue du phénomène de la corruption qui gangrène désormais la vie publique en Syrie, où pots-de-vin et rackets sont incontournables pour décrocher le moindre contrat ou faire aboutir un projet quelconque. Dans le jargon populaire, on a vu apparaître un nouveau terme, ramrama, qui n’est pas sans rappeler le mot samsara (commissions). Ce nouveau terme est dérivé du prénom d’un cousin du président, Rami Makhlouf, considéré aujourd’hui, selon les spécialistes économiques syriens les plus crédibles, comme l’un des principaux investisseurs privés en Syrie. Vers la fin septembre, le ministre syrien des Finances, Mohammad al-Hussein, a initié un nouveau genre de communication financière inédite dans le pays en convoquant à une conférence de presse les médias et les journalistes syriens, arabes ou étrangers accrédités en Syrie. Le caractère retentissant de cette communication tenait à plusieurs éléments.
Le ministre n’est pas un illustre inconnu : à la fois membre du commandement national du parti Baas (le parti au pouvoir), président du bureau économique au sein de ce commandement. Bien que natif de la province de Deyr Ez-Zor, une région frontalière de l’Irak connue pour son peu de sympathie à l’égard du régime en place, il fait cependant partie de la “jeune garde” qui a accompagné l’inexorable ascension de Bachar au sein du parti. La conférence de presse ne s’est pas tenue, comme on pouvait s’y attendre, dans les locaux du ministère des Finances, mais au siège du parti Baas. Ce qui signifie que le “ministre-camarade” bénéficie aussi du soutien de la direction du parti. Toujours est-il que cette conférence de presse revenait essentiellement à diffuser le message suivant : le ministère de M. Mohammad al-Hussein a su faire montre de “transparence” et de “crédibilité” lors de la récente visite d’une délégation américaine dépêchée en Syrie pour enquêter, dans le cadre du Syrian Accountability Act, sur le blanchiment d’argent, les avoirs financiers déposés par l’ancien régime irakien dans les banques syriennes ou d’autres informations qui intéressent les enquêteurs américains.
Tout au long de cette conférence, le ministre a répondu de manière suffisante à toutes les questions qui lui ont été posées – excepté une seule, qu’il a délibérément ignorée en faisant mine de ne pas l’entendre. La question était quelque peu embarrassante : elle portait sur la transformation du statut juridique de deux sociétés de téléphonie mobile (Syriatel et Spacetel), dont le propriétaire n’est autre que le célèbre Rami Makhlouf. Il s’agissait de passer du statut de sociétés d’exploitation sous licence (BOT en anglais : “Building, Operating and Transfer”) à celui de sociétés anonymes qui proposent, par voie de presse, la vente d’une partie de leurs actions au public, bien que le pays ne dispose pas encore d’une bourse officielle. L’autre volet de cette question embarrassante portait sur le fait de savoir si l’Etat avait renoncé de facto à reprendre les deux sociétés en question dont la licence venait d’expirer après huit années d’exploitation. Mais, à la surprise générale, le public apprit, à cette occasion, que la durée de la concession n’était pas, comme tout le monde le savait, de huit années, mais de quinze !
Evidemment, le ministre-camarade ne pouvait répondre à de telles questions sans risquer sa place. Car les biens, les entreprises et les activités de Rami Makhlouf sont, et resteront encore longtemps, au-dessus des lois. Il arrive même, quand les lois s’opposent aux ambitions de “Monsieur Cousin”, qu’elles soient amendées. Et de nouvelles lois et règlements ont été promulgués pour régulariser sa situation ou favoriser ses intérêts. Interviewé il y a près d’un an par un journaliste du New York Times sur la corruption de son entourage, Bachar al-Assad a répondu par une contre-question : “Pourquoi mon entourage ? Que voulez-vous insinuer par l’expression ‘mon entourage’ ?” Le journaliste ne s’est pas laissé intimider et a cité nommément le cousin du président, qui contrôle le marché du cellulaire, et en ajoutant que la liste était longue. Le président Bachar s’est alors contenté de donner une réponse de Normand : “M. Rami Makhlouf est un citoyen syrien comme un autre. Qu’il soit mon cousin, mon frère, mon ami ou toute autre personne, il y a une loi syrienne !”
En se taisant de la sorte, le ministre-camarade ne faisait qu’imiter son président-camarade, la direction du parti Baas et l’ensemble de l’Etat, de la base au sommet, qui, tous, gardent le silence quant il s’agit des investissements de Rami Makhlouf et de sa continuelle ramrama. Il vient d’ailleurs d’être récompensé pour son dévouement puisqu’il fait partie des ministres modèles, que le président Assad a maintenus dans leurs postes à la suite du dernier remaniement touchant huit ministères, dont ceux de l’Intérieur, de l’Economie et de l’Information. C’est dire à quel point le deuxième gouvernement présidé par Mohammad Naji al-Itri est porteur de changement et d’ouverture !
Un deuxième exemple qui confirme cette orientation. Le nouveau titulaire du portefeuille de l’Industrie s’appelle Ghassan Tayyara. Cet homme a occupé le poste de doyen de l’ordre des ingénieurs pendant une vingtaine d’années. Non pas parce que les ingénieurs syriens sont fous amoureux de lui ni parce qu’il a été élu à ce poste (même au sens baassiste du mot “élection”), mais tout simplement parce qu’il y a été imposé sur décision du commandement national (syrien) du Baas, après la dissolution par le régime de ce syndicat et la révocation de son ancien doyen après l’agitation populaire et syndicale de 1980. Comme symbole de renouveau, il est difficile de trouver mieux que ce candidat doté d’un état de services aussi “appréciable”.
En plus de ces signes de raidissement manifeste du pouvoir, le dernier remaniement ministériel, loin de laisser présager une quelconque ouverture économique, a plutôt consacré la mainmise du Baas sur les ministères de l’Economie, des Finances et de l’Industrie.
Au-delà de ces remaniements ministériels à répétition, il apparaît clairement que ceux qui ont parié sur un changement de politique devront encore attendre longtemps. Car la structure même du régime, comme cela a été le cas non seulement durant les quatre dernières années de Bachar, mais aussi tout au long des quatre décennies écoulées, est insoluble dans les réformes, le changement et la modernisation. Tant que les piliers du despotisme, de la corruption, du pillage et de la répression restent intacts, que les “services” sont occupés à promouvoir le petit “Lion des Arabes” et que le ministre-camarade des Finances n’ose pas répondre à une question banale et légitime sur Rami Makhlouf, tout discours sur une ouverture du régime reste un vœu pieux.
November 2004