Friday, December 16, 2005

Mais qui gouverne à Damas?

Le retrait des troupes syriennes du Liban aura-t-elle des répercussions directes sur la cohésion ou la survie du régime à Damas ? Près de cinq ans après la disparition du machiavélique Hafez al-Assad, ses héritiers semblent incapables de gérer la succession. De quels héritiers s'agit-il ? Bachar al-Assad est-il le vrai détenteur du pouvoir ?


Joe Klein rapporte qu'avant de réaliser son entretien avec le président syrien Bachar al-Assad, paru dans l’hebdomadaire américain Time, en janvier 2005, il avait rencontré quelques opposants syriens pour se faire une idée du paysage politique dans le pays. Parmi ces opposants, il y avait le médecin Kamal Labouani, l’un des onze animateurs de la société civile qui furent condamnés à des peines de prison pour leur engagement politique lors de ce qui fut appelé alors le "printemps de Damas". Le docteur Labouani saisit l'occasion pour demander à M. Klein d’interroger le président Bachar sur les raisons qui l’avaient amené à ordonner son incarcération. Une demande que le journaliste transmettra à son tour au président lors de son interview. "Ce n’est pas moi qui l’ai mis en prison. Ce n’est pas moi qui fais tout dans ce pays !" lui répondra le président sans broncher!

Dernièrement, l’agence Associated Press, citant des responsables saoudiens qui ont tenu à garder l’anonymat, rapporta que le président syrien Assad avait confié au prince héritier saoudien Abdallah Bin Abdelaziz, qui le sommait de retirer ses forces du Liban au plus vite : "Je ne décide pas tout tout seul". Dans la semaine qui a suivi l’assassinat de Rafic Hariri, plusieurs sources officielles syriennes, dont le ministre de l’Information en personne, ont démenti les propos que le président avait tenu lors de sa rencontre avec le secrétaire général de la Ligue des Etats arabes, M. Amr Moussa, et au cours d’interviews accordés au quotidien italien La Republica et l’hebdomadaire américain Time.

Mais qui a donc jeté le Dr. Labouani en prison? A qui donc le président syrien doit-il en référer avant de prendre ses décisions? Et qui se permet de rectifier les déclarations du président et qui, il y a près de deux ans, a censuré la moitié de son interview au quotidien américain New York Times? Une seule question les résume toutes et n’a cessé d’être posée depuis que Bachar avait hérité de la présidence à la mort de son père en juin 2000 : gouverne-t-il réellement la Syrie? Et s’il n’est pas le détenteur réel du pouvoir – ou comme il le dit lui-même, il ne décide pas de tout tout seul –, qui sont ceux qui décident avec lui ou à sa place? Plus précisément, qui sont les vrais décideurs syriens? Comment les décisions sont-elles préparées, prises et mises à exécution? De quel côté le rapport de forces penche-t-il?

Pour répondre à cette question, prenons le dernier cas de figure, à savoir l’élimination de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. Si l’hypothèse selon laquelle le régime syrien a commandité cet assassinat se confirme, quels sont les décideurs syriens qui ont pris une telle décision ? Les rumeurs en provenance de Damas laissent penser que cette question a été discutée et tranchée au sein du cercle des "six décideurs", qui comprend, outre le président Bachar lui-même, les cinq personnalités les plus influentes du pouvoir.

D'abord, Maher al-Assad (37 ans). Le frère cadet de Bachar est le véritable commandant des brigades de la garde républicaine, un corps d’armée bien entraîné et bien équipé, dont la mission ne se limite pas à assurer la protection du palais présidentiel, mais se déploie aussi autour de la capitale et l’encercle pratiquement tout en surveillant de près tout mouvement sécuritaire et militaire dans ce périmètre. Si la plupart des analyses mettent en évidence la nervosité et les sautes d’humeur du personnage – en octobre 2000, par exemple, des informations avaient couru qu’il aurait tiré sur son beau-frère Assef Shawkat car il n’avait pas supporté que ce dernier parle de son oncle Rifa’at, exilé en Europe, d’une façon insultante –, d’autres analyses fiables révèlent qu’il assume des missions spéciales et sensibles, comme la rencontre secrète que, selon le quotidien israélien Maariv, il aurait eue à Amman avec un émissaire israélien, Eytan Bentsour, quelques semaines avant l’invasion américaine de l’Irak.

Ensuite, le général Ghazi Kana’an (63 ans). Actuel ministre de l’Intérieur, il a occupé sans discontinuer durant dix-neuf ans le poste de chef des renseignements militaires au Liban. Il passe probablement aujourd’hui pour l’homme le plus puissant en Syrie au niveau des services de sécurité. Ayant gagné la confiance de l’ancien président Hafez al-Assad, il a étroitement travaillé avec lui, ce qu’il lui a donné une expérience politique qui fait défaut aux autres officiers du renseignement actuellement en poste. C’est ce qui explique sans doute le fait que le président Bachar lui ait confié la mission de regrouper les divers centres de décision dans le domaine de la sécurité et du renseignement afin d’améliorer la coordination entre des services autonomes. En 2001, après son rappel du Liban, le général Kana’an est nommé chef de la sécurité politique, où son emprise s’étendait progressivement sur les autres services, avant qu'il ne quitte ce poste pour être nommé ministre de l’Intérieur (sur, dit-on, des recommandations américaines). S’il est vrai que le général Kana’an s’est imposé dans la période passée comme l’un des plus puissants chefs des services de sécurité syriens, il est peu probable qu'il le reste après la nomination à la tête de la sécurité militaire d’une forte personnalité comme le général Assef Chawkat, d’autant que ce dernier, outre le fait de son alliance avec la famille Assad, est peu enclin à se soumettre aux ordres du général Kana’an.

Ensuite, le général Assef Chawkat (55 ans), époux de Bouchra Assad, sœur de Bachar et fille unique de Hafez al-Assad. L’irruption de ce militaire dans le cercle familial est la suite d'une banale histoire d’amour : Bouchra tomba amoureuse de lui et accepta, malgré l’opposition du père, de devenir sa seconde épouse. Elle s’exclut de la famille pour un certain temps avant que son père ne passe l’éponge et accepte de la rappeler, avec son mari, à ses côtés. Cet arrangement n’était cependant pas du goût de ses deux frères, Maher et Bachar. Pendant cinq ans, le successeur de Hafez al-Assad refusa de lui confier le poste de chef des renseignements militaires qu’il réclamait, préférant le nommer à la tête des renseignements de l’armée de l’air, poste qu’il refusa avec dédain, soutenu en cela par Bouchra. Il y a quelques mois, et alors que des responsables de l’administration Bush haussaient le ton face à la prétendue impuissance du régime syrien à contrôler les frontières avec l’Irak, Washington aurait souhaité voir Damas confier ce dossier à Assef Chawkat. C’est à la lumière de ces informations que certains analystes ont vu dans la nomination de ce général à la tête des renseignements militaires la réponse à un souhait américain.

Ensuite, le général Bahjat Soulaymane (61 ans). Chef de la section 251 des services de renseignements généraux et personnalité la plus puissante dans cet appareil, il jouit de prérogatives et de pouvoirs qui dépassent de loin ceux du chef de cet appareil, le général Hicham Bakhtiar. La place privilégiée qu’occupe le général Soulaymane dans le cercle étroit qui entoure Bachar est due à trois raisons. Il est le parrain et le théoricien du nouveau régime de république héréditaire actuellement en place. Il fut en effet le premier à réclamer publiquement à ce que Bassel al-Assad, le fils aîné de l’ancien président succède, le moment venu, à son père alors malade. Mais quand Bassel trouva la mort subitement dans un accident de voiture en 1994, il revient alors à la charge et propose Bachar comme héritier. Ce qui fut fait à la mort du père. La deuxième raison est le rôle que joue ce général dans l’embrigadement des intellectuels, des artistes et des écrivains au service du régime. A ce titre, il a réussi à apprivoiser certains d’entre eux, à noyauter les associations de la société civile avant de les casser, n’hésitant pas à alterner le bâton et la carotte pour les mettre au pas et mettre en échec toute véritable velléité démocratique. La troisième raison est le culot avec lequel ce militaire exprime, parfois par des articles parus dans la presse libanaise, signés de son nom ou avec des pseudonymes, la vraie position du régime sur des questions décisives, mais non dites. Ainsi, en 2003, il signe un article dans le quotidien libanais As-Safir, dans lequel il met en garde contre un "tremblement de terre démographique" au Liban, au cas où les forces syriennes s’en retireraient.

Enfin, Abdelhalim Khaddam (73 ans), vice-président et l’un des principaux compagnons de route de Hafez al-Assad encore au pouvoir. Son importance réside d’une part dans le fait qu’il est la seule personnalité sunnite dans le "cercle des six", et d’autre part dans sa grande expérience en politique étrangère. C’est enfin grâce à lui qu’une véritable crise a pu être évitée entre la majorité sunnite du pays et la minorité alaouite, quand, à la mort de Hafez al-Assad, il a accepté de ne plus revendiquer son droit constitutionnel d’être le président intérimaire et de s’effacer devant Bachar. A ce propos, s’il s’avère que le régime est divisé entre nouvelle et vieille garde, il ne fait pas de doute que c’est Khaddam qui dirige la vieille garde, politiquement, idéologiquement et au sein du parti Baas. C’est lui qui a poussé le plus pour faire avorter le "printemps de Damas", notamment avec le discours incendiaire qu’il avait prononcé à l’université de Damas et dans lequel il mettait en garde contre l’"algérianisation" de la Syrie.

La liste des décideurs ne se limite pas, loin s’en faut, aux seuls membres du cercle des six. Nombreuses sont en effet les personnalités qui jouent un rôle important dans le système sans occuper des postes de responsabilité. C’est le cas de Mohammad Makhlouf, l’oncle du président, le "sage" du clan au pouvoir, qui exerce une influence morale considérable sur les membres de la famille Assad. Mais son rôle n’est pas que moral. Il est en effet l’incarnation de l’affairisme de haut niveau, qui dispose de surcroît d'un talent réel à fédérer les intérêts des hauts gradés de l’armée et des services et ceux des grands barons du pillage, de la corruption et des affaires louches. Son fils légendaire, Rami, est son bras droit dans la finance et les affaires. A la tête d’une pléthore de sociétés d’investissement, ce dernier est l’un des hommes d’affaires les plus connus en Syrie aujourd’hui.

Dans le même registre, il convient d’ajouter le nom du général Zoul Himma Chaliche, cousin du président et escorteur personnel. Le Los Angeles Times avait écrit à son propos, le 30 décembre 2003, qu’il possédait avec son neveu Assef Issa Chaliche une société qui a exporté illégalement vers l’Irak de Saddam Hussein des dizaines de millions de dollars d’équipement militaire. La sœur de Bachar, Bochra, joue également, à travers son mari, Assef Chawkat, sa forte personnalité et ses vastes réseaux de relations, un rôle important dans la vie politique. Une autre femme, Asma al-Akhras, l’épouse de Bachar, jouit également d’une certaine influence dans le cercle des décideurs. Diplômée en économie de King’s College à Londres, elle avait rencontré Bachar alors que ce dernier poursuivait des études d’ophtalmologie en Grande-Bretagne. La particularité d’Asma est qu’elle est issue d’une famille sunnite de Homs qui a donné à la Syrie de nombreux chefs d’Etat au cours du XXe siècle. Influencée par les idées libérales en économie, elle s’est employée à convertir son mari à une certaine forme de libéralisme, surtout après sa visite d’Etat en Grande-Bretagne en 2003. Elle a cependant vite baissé les bras, estimant d’une part que son influence au sein de la famille Assad ne lui permet pas de peser lourd dans les décisions et d’autre part parce que son père s’est joint, à son tour, au club des affairistes.

En dehors du cercle familial étroit ou élargi, un nouveau nom commence à monter dans le ciel du pouvoir, celui du général Mohammad Mansoura (55 ans), à qui le président Bachar vient de confier le commandement de la sécurité politique, poste détenu jusqu’ici par le général Ghazi Kana’an. Ayant été le principal responsable des questions du renseignement et de la police politique dans la région ultrasensible d’Al-Jaziré, frontalière de l’Irak et de la Turquie, il a acquis une longue expérience dans ce domaine. Il avait aussi gagné la confiance de l’ancien président Hafez al-Assad, qui l'avait chargé des dossiers explosifs visant à armer les Kurdes antiturcs et anti-irakiens, à organiser des opérations spéciales contre le régime de Saddam Hussein et à établir des relations avec Abdallah Ocalan, le chef kurde antiturc du PKK.

Après ce survol, la question qui s’impose aujourd’hui est de savoir si ce groupe de décideurs, ou plus précisément le cercle des six, est assez solide et compact pour faire face aux épreuves à venir. C’est en tout cas ce que les développements dans les mois qui viennent ne manqueront pas de mettre en évidence, avec l’aggravation de la crise du régime, la perte de la carte libanaise et l’exaspération des antagonismes au sommet de l’Etat. A ce propos, et selon les dernières rumeurs qui circulent à Damas, il semblerait que Ghazi Kana’an et Abdelhalim Khaddam avaient voté contre l’élimination de Hariri, alors que Assef Shawkat, Maher al-Assad et Bahjat Soulaymane avaient voté pour. Quant au président Bachar, les rumeurs l’ignorent complètement et ne daignent même pas signaler s’il s’était abstenu ou pas!…

April 2005

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