Friday, December 16, 2005

Après l’Irak, la Syrie ?

Après la chute de Saddam Hussein et l’effondrement du régime baassiste à Bagdad, est-ce le tour de la Syrie ? Washington a-t-il décidé d’inclure ce pays dans l’ “axe du mal”, qui se composerait désormais de l’Iran, de la Corée du Nord et de la Syrie ? Tous les indices le laissent penser, du moins si l’on donnait du crédit à la rhétorique belliqueuse et aux déclarations incendiaires des responsables américains.


Quelques heures après l’annonce de la chute de la ville de Tikrit, dernier bastion du régime et ville natale de Saddam Hussein, le président George W. Bush en personne a adressé à Damas un nouvel avertissement comportant une double accusation. Il lui reprochait de donner asile à d’anciens responsables irakiens en fuite et d’avoir acquis des armes chimiques. “Nous croyons, a-t-il déclaré, qu’il y a des armes chimiques en Syrie. Nous sommes sérieux dans notre détermination à interdire la prolifération des armes de destruction massive. Chaque situation appelle une réponse adéquate. Chaque chose en son temps. Nous sommes actuellement en Irak et nous attendons la pleine coopération de la Syrie.”
Peu avant cette déclaration de Bush, le secrétaire d’Etat, Colin Powell, avait proféré des menaces à peine voilées à l’encontre de Damas. “Depuis de longues années, nous avions, dit-il, considéré la Syrie comme l’un des pays qui soutiennent le terrorisme. Il n’est pas sage qu’elle devienne soudainement un refuge pour tous ces reclus de la justice.” Enfonçant le clou, le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, a enchaîné : “La Syrie possède des armes chimiques. Elle figure sur la liste (américaine) des pays qui soutiennent le terrorisme. Elle a commis beaucoup d’erreurs et s’est laissé piéger par des calculs incorrects.”
Parmi ces “erreurs” et ces “calculs incorrects”, les responsables américains en citent trois : trafic d’armes avec l’Irak, facilités données aux volontaires arabes qui avaient transité par ses frontières pour aller combattre l’armée américaine en Mésopotamie, abri accordé aux dizaines de responsables irakiens après l’effondrement du régime à Bagdad. Mais au-delà de ces accusations, Washington cherche aussi à contraindre Damas à interdire ou à liquider toute présence en Syrie d’organisations palestiniennes comme le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), le FPLP-Commandement général, le Front démocratique de libération de la Palestine, le Fatah-Intifada (une organisation dissidente anti-Arafat), le Hamas, le Jihad islamique, organisations considérées par Washington comme “terroristes”.
La mise au pas, ou la liquidation, du Hezbollah libanais reste cependant l’une des principales revendications américaines. Non pas seulement parce qu’elle rejoint celles, autrement plus pressantes, des Israéliens ou parce que ce parti figure sur la liste des organisations terroristes publiée par le département d’Etat, mais plus particulièrement en raison de la traque de quelqu’un de bien précis, Imad Maghnieh. Le ministère américain de la Justice considère en effet qu’il est directement lié à Ben Laden. Les charges qui pèsent sur lui sont aussi nombreuses que lourdes : il est l’agent des services secrets iraniens au Liban, le responsable des attentats contre l’ambassade américaine et du quartier général des Marines à Beyrouth en 1983, l’auteur de nombreux enlèvements de citoyens américains au Liban dans les années quatre-vingt, le cerveau du détournement de l’avion de ligne de TWA à Beyrouth en 1985, le responsable des attentats contre des cibles israéliennes en Argentine. A tel point que Washington a promis une récompense de deux millions de dollars à quiconque donnerait des informations pouvant conduire à son arrestation.
A côté du Hezbollah, de nombreuses organisations de moindre importance figurent sur la liste américaine et Washington exige la collaboration du régime syrien pour les mettre hors d’état de nuire. Ousbat al-Ansar (Ligue des partisans), un groupuscule palestinien islamiste sunnite, serait, selon certaines sources, le relais de Ben Laden au Liban (particulièrement à Saïda) ainsi que dans les camps palestiniens de Aïn al-Heloué (Liban Sud) et Nahr al-Bared (Liban Nord). L’organisation Al-Takfir wal Hijra est un groupuscule islamiste relativement récent dont les membres sont recrutés parmi de nombreuses nationalités (Palestiniens, Libanais, Syriens et d’autres originaires des pays arabes et musulmans) – ce qui lui confère une dimension “internationaliste”. En janvier 2000, ce groupe avait déclenché, depuis son sanctuaire montagnard sur les hauteurs de Tripoli, un soulèvement (intifada) contre le pouvoir libanais qui sera réprimé dans le sang : après huit jours de combats, qui coûtèrent la vie à quatorze soldats libanais et vingt-cinq islamistes, cette organisation est pratiquement éradiquée. Last, but not least, un autre groupe armé est dans le collimateur de Washington : celui que conduit le dissident palestinien du Fatah, Mounir Qdayh, depuis le camp des réfugiés de Aïn Al-Heloué près de Saïda. Recherché par les autorités libanaises, Qdayh avait été auparavant condamné par la Cour de sécurité d’Etat jordanien pour avoir entraîné des éléments liés à Ben Laden en vue d’organisation d’actes terroristes en Jordanie.
Avant la chute de Bagdad, les États-Unis avaient soigneusement évité d’inclure la Syrie sur la liste d’Etats voyous (Rogue States). Ce pas a été franchi par Ari Fleisher, le porte-parole de la Maison Blanche, juste après la chute de Bagdad. Il a déclaré sans ambages que la Syrie était un “Etat terroriste”, un “Etat voyou” avant de préciser : “Je pense que la Syrie comprend notre message”. Un message qui tranche en tout cas avec le flou des positions américaines dans le passé tout récent sur ce sujet. Avant l’invasion de l’Irak, la doctrine américaine en la matière était en effet volontairement ambiguë. Le département d’Etat continuait à inclure la Syrie sur sa liste de pays soutenant le terrorisme tout en reconnaissant, comme l’a fait le dernier rapport annuel de ce ministère sur l’état du terrorisme dans le monde, que Damas a continué à imposer un “long embargo” sur les activités terroristes visant des “cibles occidentales”, y compris américaines.
La Syrie, de son côté, avait répondu à cette position ambiguë par une attitude non moins ambiguë. Elle a répondu favorablement aux demandes de Washington et de Londres concernant la lutte contre le terrorisme en donnant aux services américains et britanniques des informations classées secrètes de première importance sur les liens qu’entretiennent des mouvements islamistes palestiniens, tels que le Hamas et le Jihad islamique, avec le réseau Al-Qaïda. C’est grâce à ces mêmes informations que la cellule de Hambourg, qui a joué un rôle central dans les attentats du 11 septembre, a pu être cernée. La Syrie a également autorisé un officier du FBI à se rendre à Alep, la ville où l’Egyptien Mohammed Al-Atta, principal accusé des attentats du 11 septembre, s’était rendu à deux reprises dans les années quatre-vingt-dix. Cet officier a pu ainsi interroger des citoyens syriens qui avaient eu, pour une raison ou pour une autre, un contact avec Al-Atta. A cette époque, l’ambassadeur américain à Damas, Theodore H. Khattouf, se comportait sans retenue, multipliant les contacts et les rencontres avec les hommes d’affaires, les décideurs politiques, économiques et culturels dans le pays. Ce comportement avait fini par agacer l’opinion publique à tel point que lors d’un de ses déplacements à Alep, la deuxième ville de la Syrie, il fut accueilli par une manifestation populaire hostile. Damas, d’un autre côté, tout en coopérant efficacement sur le plan sécuritaire avec les Etats-Unis, n’a pas pour autant adhéré, du moins verbalement, à la guerre américaine planétaire contre le terrorisme, particulièrement pour ce qui concerne l’amalgame entre “terrorisme” et “résistance”.
La disponibilité de Damas, sa bonne foi, sa coopération active avec Washington qui, de l’aveu même de Colin Powell devant le Congrès, ont sauvé des vies humaines, ne lui semblent pas d’un grand secours en ces temps-ci. Des voix s’élèvent déjà réclamant haut et fort une confrontation avec ce “régime anachronique et impitoyable”, selon l’expression employée devant le Congrès par Paul Wolfowitz, l’adjoint de Rumsfeld, peu après la chute de Bagdad. Ces déclarations belliqueuses vont-elles se traduire par un raid militaire américain en Syrie dans la foulée de l’invasion de l’Irak ? La question dépend, en principe, des résultats de la guerre larvée que se livrent, au sein de l’administration Bush, les “faucons” – la ligne néoconservatrice représentée par Dick Cheney, Rumsfeld, Perle et Wolfowitz – et les “colombes” – la ligne qui prône l’endiguement diplomatique et politique (principalement Powell). Il va sans dire que les premiers sont inconditionnellement alignés sur Israël et placent ses intérêts au-dessus de tout. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’ils exercent des pressions sur Bush pour l’amener, dans la foulée de l’invasion de l’Irak, à pousser ses troupes jusqu’en Syrie, avant même d’avoir réussi à digérer l’immense dinosaure irakien que représente l’Irak de l’après-Saddam.
Une telle décision serait un saut dans le vide, une aventure risquée aux conséquences incalculables. Mais la décision d’envahir l’Irak n’était-elle pas, elle aussi, un saut dans le vide aux conséquences tout aussi incalculables ?


May 2003

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