Friday, December 16, 2005

Que de mirages !

Avec un président désorienté, indécis et sans pouvoir réel, le pays est livré à l’arbitraire des mafias. Loin de tirer les leçons qui auraient dû s’imposer après l’invasion américaine de l’Irak voisin, en mettant un bémol à leur pillage, ces mafias persistent et signent, redoublant au contraire de férocité en attendant l’heure fatidique où elles auraient un jour à rendre des comptes. Le changement annoncé peut attendre.
Mahdi Dakhlallah est le rédacteur en chef du quotidien syrien Al-Baas, organe officiel du parti du même nom qui gouverne la Syrie, du moins formellement, depuis le 8 mars 1963. Il s’emploie, à ce titre, à assurer l’habillage théorique et doctrinaire de certaines mutations internes en cours en Syrie. Le parallèle qu’il établit entre le régime syrien et les régimes politiques en Europe occidentale est assez instructif. Alors que le gouvernement en Europe de l’Ouest est une institution “super-politique”, dont la fonction politique est supérieure à sa fonction administrative, dans la mesure où ce gouvernement “sitôt formé, affaiblit le rôle du (ou des) parti qui l’a porté au pouvoir. Il se substitue même à ce parti dans la conduite de la politique générale du pays.” Ce n’est pas le cas du système baassiste syrien où, écrit-il, “un gouvernement n’annule pas la fonction de la direction politique [en l’occurrence la présidence de la République, le commandement du parti Baas et le Front progressiste qui regroupe le Baas et ses partis satellites]. Il ne se substitue pas non plus à elle. Dans cette configuration, la mission du gouvernement est essentiellement administrative.” Plutôt qu’une institution super-politique, le gouvernement syrien, quel qu’il soit, est réduit, selon M. Dakhlallah, à être une “super-administration”.On comprend mieux les analyses de cet éminent théoricien de service quand on place ses propos dans leur contexte. Il commentait en fait la nomination de l’ingénieur Mohamed Naji al-Itri, ancien président du Parlement, comme nouveau chef de gouvernement après la démission de Mohamed Moustapha Mirou, en septembre dernier. Ce dernier avait été à la tête du gouvernement à deux reprises. La première fois, en mars 2000, quelques mois seulement avant le décès de Hafez al-Assad, et la deuxième après l’accession de Bachar al-Assad à la présidence de la République. Cela étant, notre lumineux théoricien autoproclamé fait l’impasse volontairement sur certaines évidences. Il évacue complètement le rôle du pouvoir législatif mettant ce qu’il appelle la “direction politique” au-dessus de tout. Le gouvernement n’a ainsi de comptes à rendre qu’à cette direction et non au Parlement, fût-il croupion. Il fait aussi l’impasse sur le fait que les membres du gouvernement qu’il assimile à une “super-administration” sont majoritairement issus, comme lui, de cette “super-direction politique”. Le nouveau Premier ministre, comme son prédécesseur, font partie du comité central du parti Baas. L’assertion de M. Dakhlallah affirmant que les gouvernements européens affaiblissent, sitôt formés, le rôle des partis politiques qui les ont amenés au pouvoir, dénote enfin une ignorance totale du mode de fonctionnement démocratique dans ces pays.Le plus paradoxal est que ce même thuriféraire du régime, aujourd’hui adepte de la confusion des pouvoirs exécutif et législatif, prônait, il y a encore trois mois, le contraire, à savoir la non-intervention directe du parti Baas au pouvoir dans la gestion gouvernementale courante. Il est vrai qu’il y a encore trois mois, le discours officiel syrien, après le choc de la chute du régime de Saddam Hussein, peinait à expliquer à Washington et à Londres, qui avaient entamé la “débaassification” de l’Irak, que le Baas syrien n’avait rien à voir avec le Baas irakien déchu.Dans cette même logique visant à démontrer à l’administration Bush que la Syrie était en train de “changer”, le régime syrien a décidé l’abrogation d’un décret obligeant les lycéennes et les lycéens à porter un uniforme militaire unique de couleur kaki. Désormais, les élèves du secondaire auront un uniforme de couleur bleu ciel ou rose. Il a fallu ainsi trente-trois ans au régime pour constater que la militarisation de la société sur le modèle nord-coréen a été un échec. Faute de militariser les citoyens, c’est le régime lui-même qui s’était militarisé. Faut-il rappeler que l’ancien président Hafez al-Assad ne cachait pas son admiration pour la personnalité de Kim Il Sung et ses méthodes de direction de la société, de l’Etat et du Parti ?Vers la mi-septembre, le régime syrien a encore voulu envoyer un signe de bonne volonté au monde extérieur à travers la formation d’un nouveau gouvernement qui s’emploierait à engager une série de mesures qui satisferaient Washington, en nommant notamment des personnalités “libérales” américanophiles à des postes ministériels, la diminution du nombre de baassistes au gouvernement, à mettre l’accent sur la “réforme intérieure” avec ce que tout cela implique comme orientation vers l’économie de marché et l’abandon de l’économie “socialiste”, jusqu’ici pierre angulaire de l’idéologie du parti au pouvoir. Ces gages de bonne volonté n’ont pas été jugés, semble-t-il, suffisants par l’administration américaine, qui, lors des débats sur la Syrie organisés par la sous-commission des relations internationales de la Chambre des représentants, à propos de l’examen d’un projet de loi connu sous le nom de “Syria Accountability and Lebaneese Sovereignty Restoration”, a adopté un ton très offensif qui a surpris plus d’un observateur. Car dans le passé, la Maison Blanche avait toujours essayé de jouer le modérateur – retardant même à plusieurs reprises l’ouverture d’un tel débat dans l’espoir que le gouvernement syrien se résigne enfin à se soumettre clairement aux conditions américaines exigées par Colin Powell lors de sa dernière visite à Damas. Au cours de ce débat, John R. Bolton, le sous-secrétaire d’Etat chargé du contrôle des armements et de la sécurité internationale, a certes réaffirmé que l’administration américaine n’avait pas encore adopté une position définitive à l’égard de ce projet de loi, réclamant même du Congrès plus de temps pour permettre à Colin Powell de poursuivre ses contacts “intensifs” et “sensibles” avec Damas. Cela ne l’a pas empêché pour autant de brandir le gros bâton, allant jusqu’à accuser la Syrie d’avoir entrepris une “série d’actions hostiles” contre les forces américaines en Irak et d’avoir permis aux volontaires et aux armes de franchir les frontières pour “attaquer et tuer nos soldats pendant et depuis la guerre”. Plus grave encore, Bolton a accusé Damas de poursuivre ses programmes d’armes de destruction massive, estimant que la Syrie possède “l’un des programmes les plus avancés dans le monde arabe en matière de développement des armes chimiques”, ainsi que “des centaines de missiles pouvant porter des têtes chimiques”.Commentant cette escalade américaine, encore verbale, Farouk al-Chareh, le ministre des Affaires étrangères de la Syrie, a déclaré : “Les demandes américaines sont très nombreuses. La Syrie est disposée à collaborer avec ces demandes à condition qu’elles soient réalistes, raisonnables et s’inscrivent dans le cadre de la légalité internationale.” Al-Chareh sait pourtant que ces demandes ne sont ni réalistes, ni raisonnables, et n’ont rien à voir avec la légalité internationale ; elles représentent une partie du grand prix que Damas se doit de payer à Washington pour que le régime syrien ne soit pas balayé. Est-il raisonnable que, dans le cadre des nombreuses demandes formulées par Washington, la promotion d’un certain nombre d’officiers de l’armée notés par Washington comme étant anti-américains et hostiles à l’occupation américaine de l’Irak donnent lieu à des tractations entre le ministre syrien de la Défense et l’ambassadeur américain à Damas ? Est-il raisonnable que les Etats-Unis demandent la fermeture d’une des principales bases aériennes de l’armée syrienne, Al-Dhoumeir, située au sud de Damas, sous prétexte qu’elle menacerait la sécurité des forces d’occupation américaines en Irak occidental ?Et comme si toutes ces complications auxquelles le régime syrien fait face ne suffisaient pas, voici que le général libanais Michel Aoun – expulsé par les troupes syriennes du Liban au début des années quatre-vingt-dix, réfugié depuis en France, il représente pratiquement le seul opposant libanais à la présence syrienne au Liban – s’invite au débat en marquant des points précieux sur le plan politique et populaire contre les gouvernements syriens et libanais à la fois. Lors d’une élection législative partielle au Mont-Liban, le candidat aouniste, Henri Helou, a bousculé les pronostics et les équilibres des forces traditionnelles, en emportant le siège vacant. S’il est vrai que la Syrie avait annoncé sa neutralité dans cette bataille électorale, il n’en demeure pas moins que les renseignements militaires syriens n’avaient pas épargné leurs efforts pour empêcher ce candidat proche de Aoun de se faire élire. D’autant plus que cette victoire est intervenue quelques jours avant la comparution du général Aoun devant le Congrès américain, où il a prononcé un réquisitoire virulent contre la présence syrienne au Liban.Mais quelles que soient les difficultés que doivent affronter le régime syrien face aux changements régionaux de l’après-guerre contre l’Irak, force est de constater que la plus cruciale et la plus urgente est celle, structurelle, de l’incapacité du régime à se réformer. Au seuil de la quatrième année du mandat de Bachar al-Assad, tous les indicateurs convergent à affirmer que la Syrie est aujourd’hui gouvernée par une dizaine de membres d’une nomenklatura très puissante, sans foi ni loi, dont le nombre peut atteindre la trentaine si l’on ajoute leur progéniture. Cette mafia syrienne, qui met le pays en coupe réglée, contrôle tous les rouages de l’Etat et de l’économie et ne rendent de comptes à personne.La corruption dans sa forme mafieuse, voilà le bilan des deux dernières années du règne de Bachar al-Assad. Ce sera probablement le cas, dans les années qui restent, d’un mandat hérité, qui a débuté par le piétinement d’une Constitution pourtant taillée sur mesure. Avec un président désorienté, indécis, sans pouvoir réel, les mafias sont livrées à elles-mêmes. Loin de tirer les leçons qui auraient dû s’imposer après l’invasion américaine de l’Irak voisin, en mettant un bémol à leur pillage, ces mafias persistent et signent, redoublant au contraire de férocité en attendant l’heure fatidique où elles auraient à rendre des comptes.Parallèlement, les mafias au pouvoir continuent à ne compter que sur les services de sécurité et sur l’armée pour maintenir les équilibres internes au sein du régime, tout en sachant – instruites par le précédent irakien – qu’en Irak, ces services se sont évaporés dès que les chars américains avaient franchi les premiers ponts de la capitale. Pour sauver sa tête, il faut s’attendre à ce que le régime syrien se soumette de plus en plus au diktat américain. Les mesurettes homéopathiques prises jusqu’ici, comme le changement de gouvernement, de ministres ou d’uniformes scolaires, sont loin de satisfaire Washington. Dans tous les cas de figure, il y aura pour la Syrie un avant et un après l’invasion de l’Irak.

October 2003

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