Friday, December 16, 2005

Le dilemme de Bachar al-Assad

Malgré les multiples gages de bonne volonté, voire de soumission, donnés aux Etats-Unis et à Israël, ces derniers refusent la main tendue et somment Damas de se soumettre inconditionnellement ou de se démettre. Cette impasse stratégique extérieure, loin d’inciter le régime à s’ouvrir sur la société civile, se traduit par plus de corruption, de pillage et de répression. Les nouvelles en provenance de la Syrie ne laissent présager rien de bon pour ce pays et son peuple. Corruption généralisée, népotisme et passe-droit y régissent le fonctionnement de la vie économique et politique. Cela est conforté par la lecture d’un rapport accablant publié il y a quelques semaines par le quotidien américain Los Angeles Times. On découvre, à la lecture de ce rapport, que plusieurs sociétés créées par les fils de hauts responsables syriens et de très proches parents du président Bachar al-Assad font main basse sur le monde des affaires et à ce titre s’étaient enrichies sur le dos du peuple irakien en signant plusieurs contrats de trafics d’armes avec l’Irak, alors sous embargo.A première vue, et quel que soit le degré de crédibilité qu’il faut accorder à ce rapport, il a provoqué des réactions diverses dans l’opinion publique syrienne. La première explique ce genre de contrats non par une motivation “patriotique”, un “souci d’aider la résistance irakienne face aux Etats-Unis”, mais par une logique purement spéculative et mercantile, d’autant que les bénéfices générés par ce commerce illicite ont été estimés par le journal à près d’un demi-milliard de dollars !Deuxième réaction : ce genre de scandales révélés par le Los Angeles Times – même s’il convient de ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’avance ce journal californien – donne une petite idée des immenses ravages de la culture et de la pratique mafieuses à l’honneur dans la nomenklatura syrienne, à travers fils, filles, cousins, oncles, gendres, beau-frères, etc. Le “scandale” du trafic d’armes s’inscrit en fait dans la longue liste des affaires qui ont éclaboussé la classe politique syrienne ces dernières années, la plus récente étant celle qu’il est convenu d’appeler l’“affaire du siècle” sur l’attribution abusive de la licence du téléphone mobile au cousin du Président. Les détails de ce scandale ont été à l’époque révélés par le député syrien Riyadh Sayf, ce qui lui valut d’être arrêté et jugé, après un simulacre de procès, à cinq ans de prison ferme. Il a été accusé non pas pour “diffamation” – comme il est normal dans ce cas – mais pour “violation de la Constitution” ! On comprend pourquoi Nibras al-Fadhil, l’homme du Président syrien chargé du dossier de l’association de la Syrie avec l’Union européenne, avait les mains libres pour tout négocier avec les Européens – à l’exception notable du secteur des télécommunications et de la téléphonie mobile actuellement sous la coupe du cousin du Président !Ce “scandale du siècle”, qui semble bien mériter son nom, est en fait le vol le plus spectaculaire qu’ait connu la Syrie ces dernières décennies. Jugeons-en : 1) Durant quinze ans, le préjudice financier subi par le budget de l’Etat en raison des clauses de ce contrat s’élève à 346 milliards de livres syriennes (LS), c’est-à-dire environ 7milliards de dollars.2) Les deux sociétés contractantes sont la propriété d’une seule et même personne. Elles génèrent de ce fait des bénéfices injustifiés et monopolistiques qui varient entre 200 et 300 milliards de livres syriennes.3) Ces bénéfices, retenez votre souffle, représentent l’équivalent des salaires et des indemnités versés à tous les fonctionnaires et contractuels des ministères de la Justice, de l’Enseignement supérieur, de l’Education nationale, de la Santé, des Affaires sociales et de l’Emploi, sommes qui font vivre près d’un million de personnes sur quinze années !4) Ce pillage mafieux sans vergogne se pratique au moment même où le niveau de vie du Syrien moyen atteint un record à la baisse. A en croire les statistiques disponibles, le salaire moyen actuel de 67 % des travailleurs syriens est de l’ordre de 7 500 LS par mois. Si l’on se rappelle que le nombre moyen des membres d’une famille syrienne est de cinq personnes, la part mensuelle qui revient à chaque personne est de 1 500 LS. Or, selon l’Onu, le seuil de la pauvreté est défini par un revenu journalier d’un dollar, soit 50 LS. Conclusion : 67 % des travailleurs syriens vivent au-dessous de ce seuil. A la lumière de ces données désastreuses –pouvoir mafieux et despotique, pays exsangue –, on n’a pas à s’étonner de voir le faucon israélien Ariel Sharon se permettre de rejeter avec arrogance, dédain et brutalité toutes les avances, publiques ou secrètes, de Damas pour une reprise des négociations de paix, par “là où elles avaient achoppé”, et exiger plutôt “un retour à la case départ”. Pour montrer encore le peu de cas qu’il fait des “avances” du régime syrien, Sharon donne le feu vert à une commission ministérielle israélienne pour lancer un nouveau projet d’expansion coloniale dans le Golan syrien occupé, comprenant le doublement du nombre des colons déjà installés sur ce plateau et la construction de neuf nouvelles colonies de peuplement. Et pour qu’aucune ambiguïté ne subsiste quant aux intentions israéliennes à ce sujet et au message que Sharon voudrait transmettre à Damas à travers cette nouvelle agression, son ministre de l’Agriculture, Yisrael Katz, a été d’une clarté déconcertante sur ce sujet. Il s’agit, a-t-il dit, d’un message direct et franc au président syrien (qui avait proposé quelques jours plus tôt la reprise des négociations au point où elles s’étaient interrompues en 2000) : “Le Golan fait partie intégrante de la terre d’Israël, le gouvernement israélien n’a nullement l’intention d’abandonner son contrôle sur ce territoire et cette position bénéficie d’un large soutien au sein de l’opinion publique israélienne.”Tout cela nous renvoie à l’époque des âpres marchandages à propos d’un règlement de paix syro-israélien. Mais entre-temps, les rapports de force, la donne stratégique et les acteurs ont changé. Non seulement parce que Hafez al-Assad, qui détenait toutes les ficelles du pouvoir à Damas, n’est plus en vie, ou parce que son fils Bachar a hérité de son poste sans pour autant hériter son pouvoir et ses cartes, mais surtout parce qu’il trouve en face de lui un Sharon et non pas un Ehoud Barak et l’armée américaine occupe aujourd’hui l’Irak, un pays arabe central et voisin de la Syrie.Vers la fin de 1999, quelques heures après son arrivée à Damas, l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright rencontrait le président Hafez al-Assad. Une semaine plus tard, l’ancien président américain Bill Clinton annonçait la reprise des rounds de négociations syro-israéliennes à Washington. Depuis, des tractations fort complexes se sont succédé entre les trois parties, mais l’essentiel de leur contenu reste pour l’instant sous le sceau du secret.A l’époque, la souplesse syrienne se justifiait par de nombreux facteurs. Il fallait alors s’engager dans un processus devant se conclure par le règlement du dossier de la paix comme élément important de la réorganisation de l’échiquier intérieur syrien, afin de faire face aux échéances de la succession. Cette souplesse était aussi un gage de bonne volonté pour démarrer les premières phases d’une ouverture économique que les “butins de paix” rendaient moins risquée qu’avant. Elle s’expliquait aussi par la volonté de Damas de sortir de son isolement régional et international et de faire une partie du chemin pour avancer en direction d’Ehoud Barak, qui menaçait de se retirer unilatéralement du Liban Sud occupé sans concertation avec la Syrie…A la veille du sommet de Genève entre Clinton et Hafez al-Assad, en mars 2000, l’Etat hébreu était parvenu à une redéfinition de sa stratégie de règlement de paix avec la Syrie basée sur les éléments suivants.1) La volonté de Damas de conclure un accord de paix avec Israël n’émane pas seulement d’une “option stratégique”, comme ne cessait de le répéter Hafez al-Assad, mais elle était en fait dictée par un “besoin stratégique”.Le régime syrien avait en effet besoin de consolider le front intérieur, garantir le régime, prévenir la sécurité de la succession et assurer au successeur toutes les conditions de survie requises, économiquement, politiquement et militairement, à l’intérieur comme à l’extérieur.2) Le retrait israélien du Liban Sud, avec ou sans accord avec Damas, allait transformer la carte libanaise – atout entre les mains du négociateur syrien – en un casse-tête ou une charge difficile à supporter.3) Si Hafez al-Assad a accepté de se rendre à Genève pour rencontrer Clinton, c’est parce qu’il a bien saisi l’interconnexion entre ces deux éléments et parce qu’il a bien prêté l’oreille à l’avertissement qui annonçait le démarrage du compte à rebours. Il savait que le facteur temps jouait contre lui et qu’il était prioritaire d’exploiter le peu de temps qui lui restait à vivre pour changer la donne.A cette époque l’armée américaine n’occupait pas encore l’Irak, ni George W. Bush la Maison Blanche. Ariel Sharon n’était pas non plus le Premier ministre d’Israël. De son côté Hafez al-Assad, et non son dauphin, était le seul maître à bord du navire Syrie qu’il essayait de conduire avec une extrême prudence sur une mer minée. Malgré tous ces éléments favorables, l’Israël de Barak adopta une posture crispée et intransigeante, enterrant ainsi le projet d’accord de paix avec la Syrie. Depuis, le Golan syrien continue à vivre sous occupation israélienne et de nouveaux projets de colonisation, encore plus féroces, sont en gestation aujourd’hui.Il apparaît que le régime syrien ne possède pas beaucoup d’atouts ni d’éléments de pression pour contraindre le négociateur israélien à entamer des discussions en se soumettant aux préalables de Damas. Il n’est pas non plus en mesure de contraindre la partie israélienne à comptabiliser les avancées réalisées dans les précédents rounds de négociations, aussi bien publics ou secrets. Cette dernière exige aujourd’hui de tout reprendre de zéro. Car il faut se rendre à l’évidence : le régime présidé par Bachar est, pour des raisons internes et externes, plus affaibli que jamais. Parallèlement, à la future table de négociation, il trouvera devant lui un négociateur israélien se croyant plus fort que jamais. Le déséquilibre des forces entre les deux parties est scandaleusement en faveur d’Israël. Face à un Ariel Sharon qui ne veut rien lâcher de sa proie, d’autant que cette “proie” n’est pas le Sinaï et ses sables, mais le Golan, un plateau stratégique, véritable château d’eau dans une région qui en manque cruellement, le régime apparaît bien dépourvu de marges de manœuvre. Il est devant un dilemme redoutable : soit il accepte des conditions américano-israéliennes humiliantes, soit il y fait face avec la certitude d’essuyer un grave revers, comme le prévoient tous les indices.Il est tragique de constater que le régime est aujourd’hui acculé à perdre les “avantages”, déjà fort modestes, qu’il aurait eu l’impression de gagner si l’ancien président Hafez al-Assad avait conclu, de son vivant, un accord de paix avec Barak. Il est également tragique de constater que ce même régime persévère à pratiquer pillage et corruption, sur une échelle jamais égalée, pendant que l’écrasante majorité du peuple ploie sous la misère et la paupérisation croissantes. Last but not least, la répression bat son plein, les libertés publiques et privées sont bafouées et la reproduction des conditions du despotisme va bon train. Avec un tel bilan, comme ce régime aura-t-il la volonté et la force de faire face aux périls qui menacent la patrie ?
CacophonieRécemment, des informations de plus en plus insistantes ont fait état de tentatives de réactivation du processus de paix syro-israélien. Si ces développements ne constituent pas une surprise, il n’en reste pas moins que l’interprétation diamétralement opposée de ces informations saute aux yeux. Alors que les responsables syriens jurent sur tous les tons qu’ils n’accepteront jamais, au grand jamais, d’entamer des négociations “sans conditions préalables” et “en recommençant au point zéro”, posant comme préalable de les “reprendre au point où elles avaient achoppé en 2000”, les officiels israéliens affirment le contraire ! Mieux encore, le président égyptien Hosni Moubarak, le roi Abdallah II de Jordanie, le Premier ministre turc Ordegan, sans parler de Terry Larsen, l’envoyé spécial de l’Onu au Proche-Orient ou du sénateur américain Bill Nelson, confirment, au grand dam de Damas, la version israélienne.Nous n’en sommes pas à une cacophonie près. A entendre Silvan Shalom, le ministre israélien des Affaires étrangères, il y a bien eu des canaux de négociations secrets avec la Syrie. Les négociateurs israéliens ont pris un malin plaisir à laisser passer dans la presse des fuites sur ces canaux, ce qui a, semble-t-il, agacé Damas. Toujours selon ce ministre un peu bavard, la personne qui aurait conduit ces tractations secrètes serait un très proche de Bachar al-Assad. La Syrie a réagi à ces fuites en suspendant les séances à huis clos avec les Israéliens, sans toutefois fermer totalement ces canaux.

March 2004

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