Friday, December 16, 2005

Quand rien ne change, tout change

Depuis son accession à la présidence, le jeune Bachar al-Assad a du mal à se libérer de la mainmise de la vieille garde qui l'avait porté au pouvoir. Si les promesses de changement et de réforme se font attendre, l'explosive conjoncture régionale, combinée à une montée en puissance de la société civile, peut cependant changer un statu quo qui n'a que trop duré.


L'événement est sans précédent. Selon des informations qui circulent avec insistance dans la capitale syrienne, Damas, un mémorandum, signé par des dizaines d'officiers supérieurs de l'armée syrienne (cent cinquante selon certains), a été adressé au président de la République Bachar al-Assad en sa qualité constitutionnelle de commandant suprême des forces armées. Mais qui sont les signataires de ce mémorandum ? Une chose est sûre : ils n'appartiennent pas à cette catégorie d'officiers qui passent le plus clair de leur temps à s'ennuyer dans des bureaux luxueux bien climatisés, à lire des dossiers classés secrets concernant les opinions politiques des citoyens, ou encore à donner l'ordre d'arrêter telle ou telle personne qui aurait eu l'imprudence d'exprimer une opinion jugée hostile au régime. En d'autres termes, les signataires sont des officiers de terrain, issus de toutes les unités opérationnelles travaillant le long des lignes de démarcation avec Israël, dans le Golan, mais aussi et surtout dans les régions orientales limitrophes de l'Irak et à la frontière nord avec la Turquie.
Ce mémorandum a été adressé au président, comme l'affirment certaines sources à Damas, en empruntant la voie hiérarchique classique, à savoir le commandement suprême de l'état-major des forces armées. Ecrit dans un style poli, il signale la détérioration de l'état de l'armée syrienne tant au niveau de la formation et de l'entraînement qu'à celui de l'armement et de l'équipement. Il exige par conséquent l'amélioration de la combativité, l'achat de nouvelles armes sophistiquées et la modernisation de celles qui existent déjà. Ces revendications, écrivent les signataires, sont dictées par l'évolution de la conjoncture. L'armée syrienne va se voir appelée, dans un très proche avenir, à assumer sa vocation à défendre le pays et à s'engager, par conséquent, dans une guerre majeure après, voire pendant, l'entrée des Etats-Unis dans une guerre contre l'Irak. Si les signataires du mémorandum estiment que ce sont essentiellement les "visées expansionnistes" israéliennes qui constituent la principale cause d'une éventuelle guerre entre la Syrie et Israël, ils n'excluent pas pour autant la possibilité de voir la Syrie figurer en deuxième position sur la liste des prochaines guerres américaines au Proche-Orient.
Mais quelle que soit la suite à donner au mémorandum, considéré comme l'un des innombrables mystères qui entourent le régime du jeune président syrien Bachar et qui s'épaississent jour après jour, donnant lieu à une pléthore de rumeurs. Evidemment, il faut prendre ces rumeurs comme telles, dans la mesure où certaines d'entre elles sont véhiculées par le régime lui-même pour servir de ballons d'essai ou pour faire passer certains messages. D'autres sont carrément fabriquées par les services de sécurité, reflétant la virulence de l'antagonisme ou l'exaspération de la concurrence entre les différents centres du pouvoir. Pour ne pas se laisser manipuler par ces rumeurs, il faut donc se contenter de s'arrêter devant des faits avérés et publics autrement plus significatifs que tout ce qui se dit ou se trame dans les coulisses du pouvoir.
Le premier de ces faits est la libération de Ryadh al-Turk (73 ans), principal opposant syrien et premier secrétaire du Parti communiste syrien-bureau politique (interdit). En avril 2001, les services de sécurité avaient arrêté ce vieux militant et l'avaient déféré devant la Haute Cour de sécurité de l'Etat, qui l'avait condamné à deux ans et demi de prison ferme pour "propos publics en vue d'incitation à la rébellion et à la sédition". Auparavant, Ryadh al-Turk avait passé, sous Hafez al-Assad, dix-huit ans en prison, isolé dans une cellule et sans jugement, et n'avait été relâché qu'en 1998, sur le "conseil" de Paris, peu de temps avant la visite d'Etat en France du président syrien.
Le 16 novembre 2002, à l'occasion du 32e anniversaire du "mouvement de redressement" (appellation officielle du coup d'Etat qui a amené Hafez al-Assad au sommet du pouvoir), les médias syriens officiels annoncèrent laconiquement la libération de Turk en ces mots : "Sur instruction du président Bachar al-Assad, il a été procédé à la libération de Ryadh al-Turk pour des considérations humanitaires." Cette annonce équivalait en fait à reconnaître que l'arrestation de Turk, son procès et son emprisonnement constituaient un flagrant déni de justice. Comment expliquer en effet l'absence de toute référence à une quelconque procédure légale pour justifier l'élargissement de l'opposant ? Pourquoi Bachar al-Assad n'a-t-il pas usé de son droit constitutionnel pour accorder une "grâce présidentielle spéciale" comme l'y autorise la Constitution ? Pourquoi les autorités judiciaires s'étaient-elles contentées d'une simple "instruction téléphonique", alors que les propagandistes du pouvoir ne cessent d'affirmer sur tous les tons que depuis l'avènement de Bachar, la Syrie est redevenue un Etat de droit ?
Dès sa sortie de prison, Ryadh al-Turk a démenti les prétendues "raisons humanitaires" qui avaient amené le Président à le libérer. Il a d'emblée affirmé que son arrestation avait été politique comme l'était sa libération. Sa première pensée a d'ailleurs été pour les autres prisonniers politiques, et il a demandé au pouvoir de les libérer tous. En fait, le régime a été soumis à diverses pressions, dont celles, décisives, de l'Union européenne, qui avait conditionné la signature d'un accord d'association avec la Syrie au respect des droits de l'homme dans ce pays. Les négociateurs européens avaient même donné le cas de Turk comme exemple flagrant de la violation de ces droits en Syrie. Bachar al-Assad a dû également accéder à la demande du président français Jacques Chirac, qui l'avait exhorté, lors de sa brève rencontre à Damas avant le sommet de la Francophonie à Beyrouth, à libérer le militant syrien. C'est du moins ce que certains milieux français affirment à Paris. Ces puissantes pressions institutionnelles n'auraient pu à elles seules amener le régime syrien à se montrer conciliant. Sans le vaste mouvement de solidarité et de protestation au niveau des organisations des droits de l'homme à travers le monde et sans la puissante mobilisation des dizaines de médias qui avaient épousé la cause de Ryadh al-Turk (dont Le nouvel Afrique Asie), tout comme l'implication des centaines d'intellectuels syriens, arabes et étrangers, le régime syrien n'aurait certainement pas lâché du lest.
Parallèlement aux pressions européennes et à la mobilisation de l'opinion publique arabe et internationale, la libération de Ryadh al-Turk s'explique aussi par des raisons purement intérieures. Et c'est sans doute surtout dans ce contexte qu'il faudrait inscrire ce geste. Il convient de rappeler en effet que la deuxième arrestation de Turk est survenue en septembre 2001, couronnant ainsi la vague de répression que le régime avait dirigée contre les animateurs des "clubs politiques" connus également sous le nom des "comités de la société civile" et qui avait touché deux membres du Conseil du peuple (Parlement). La campagne avait été déclenchée à l'initiative des ultras du régime ou de la vieille garde, qui estimaient que la poigne de fer du régime s'était trop relâchée et qu'il fallait une initiative spectaculaire pour réhabiliter l'image d'un régime redoutable et redouté. Dans ce contexte, la récente libération de Turk constitue un revers pour cette vieille garde et, par le fait même, un acquis des partisans du changement et des réformes au sein du pouvoir.
Par ailleurs, l'élargissement de TurK intervient au moment où un autre événement intérieur important a lieu. Il s'agit de la mutation du général Ghazi Kanaan, de son poste de chef des services de renseignements syrien au Liban et son affectation au poste de chef de la sécurité politique en Syrie même. Le général Kanaan (59 ans) avait dirigé les services secrets syriens au Liban depuis 1982. Le caractère sensible du dossier libanais et la présence militaire syrienne dans ce pays en avaient fait un proconsul et l'avaient rapproché de l'ancien président Assad, qui appréciait beaucoup son savoir-faire dans la gestion des affaires libanaises. La mutation du général Kanaan aura sans doute comme conséquences l'affaiblissement de la mainmise sécuritaire syrienne sur le pays du Cèdre en raison du manque d'expérience et de compétence de son successeur, le général Roustom Ghazaleh. En rappelant à ses côtés, à Damas, à la tête de la sécurité politique, l'officier le plus au fait des dossiers sensibles et de la façon de travailler de son père, Bachar al-Assad renforce, d'une part, sa propre équipe rapprochée et opère, d'autre part, un meilleur rééquilibrage des principaux services de sécurité syriens (sécurité militaire, sécurité nationale, sécurité politique, services des renseignements de l'armée de l'air, services de sécurité de la Garde républicaine).
Est-ce à dire que la présence du général Kanaan à Damas plutôt qu'à Beyrouth est un bénéfice pour le courant réformateur en Syrie ? Il est difficile de répondre par l'affirmative d'autant plus que ce général faisait partie de l'ancienne structure répressive. S'il n'a jamais fait directement partie des conflits entre les différents centres de pouvoir en Syrie, c'est tout simplement parce qu'il n'en a pas eu l'opportunité, occupé qu'il était dans la gestion de dossiers brûlants au Liban. Il n'en reste pas moins, selon certains observateurs, que l'affaiblissement de la vieille garde ne manquerait pas, objectivement, de renforcer les réformateurs. Mais comme le processus de réforme emprunte actuellement un rythme excessivement lent, il est plus prudent d'affirmer que les équilibres entre les différents centres du pouvoir, caractérisés par la domination pesante de la vieille garde, ont encore de beaux jours devant eux. A moins qu'un événement prévisible, du genre de celui que semblent craindre les officiers syriens dans leur mémorandum, ne survienne, emportant tout avec lui.

January 2003

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