Friday, December 16, 2005

Le royaume éclate ?

Depuis le 11 septembre 2001, la dynastie des Saoud est dans le point de mire des Etats-Unis. Après avoir nourri, avec les encouragements de la CIA, le monstre de l'intégrisme, il lui est demandé aujourd'hui de mettre fin, sans autre forme de procès, à ses services. Comment va-t-elle changer son fusil d'épaule ? Les réformes promises, et désormais exigées par les Américains, vont-elles servir de cache-sexe à la perpétuation des relations de maître à vassal entre Washington et Ryadh ? Ou tout simplement d'alibi "démocratique" à la guerre de Bush contre l'Irak ?

"Faire des réformes politiques en Arabie Saoudite, c'est comme publier le Kama Sutra à l'époque victorienne." C'est en substance ce qu'a confié un prince saoudien, qui n'a pas voulu décliner son identité, au journaliste américain Patrick Tyler du New York Times le 9 février 2003. Mais ce prince saoudien ne pouvait ignorer que le célèbre chef-d'œuvre érotique indien circulait sous le manteau à cette époque à travers de nombreuses éditions clandestines. C'est probablement pour cette raison qu'il confia à ce journaliste sa certitude que les réformes se feront, avec ou sans le consentement de la famille royale saoudienne. C'est en tout cas la ligne de conduite que semble adopter le prince héritier Abdallah Bin Abdelaziz, l'actuel détenteur du pouvoir, lorsqu'il affirme : "N'est-il pas plus opportun de faire ces réformes dès maintenant avant que je ne sois contraint à les faire plus tard ?"
Le même quotidien américain, connu pour sa profonde connaissance des affaires internes du royaume, avait publié une enquête, qui a fait sensation, sur une réunion élargie qui avait eu lieu vers la fin de 2002 et à laquelle avaient participé tous les émirs qui comptent dans le royaume. Le conclave a débouché sur trois constats majeurs :
1-la réforme n'est plus une simple option ; elle est désormais une obligation, une nécessité vitale ;
2-pour que cette réforme soit possible, il est impératif de demander aux Etats-Unis qu'ils retirent leurs forces armées de la péninsule, seule mesure susceptible d'affaiblir les fondamentalistes islamiques en cas de tenue d'élections à quelque échelon que ce soit ;
3-il ne faut pas que ces réformes apparaissent comme soumission à une pression américaine quelconque ou comme anticipation des conséquences de l'invasion américaine de l'Irak, dont l'un des objectifs annoncés serait de changer la plupart des régimes arabes qui ne sont pas moins dictatoriaux que le régime de Saddam Hussein.
A en croire l'enquête du New York Times, ces "constats" ont obtenu l'adhésion très enthousiaste des princes, dont la fourchette d'âge se situe entre 50 et 60 ans. Ils ont en revanche suscité une farouche opposition de la part de princes plus âgés comme le prince Nayef, le ministre de l'Intérieur et le prince Sultan, ministre de la Défense. Le soutien actif du prince héritier à ces conclusions lui ont donné un grand poids, d'autant plus que l'émir Abdallah s'emploie depuis sa prise effective du pouvoir, après la maladie du roi Fahd, à arracher un consensus populaire autour de sa politique intérieure et de sa diplomatie extérieure.
Quelle que soit la crédibilité des informations révélées par l'enquête du New York Times et leur précision, nul besoin d'être un grand spécialiste de la prospective pour deviner que si les Etats-Unis réussissent à changer par la force le régime irakien, de grands chambardements régionaux s'en suivront immanquablement. Le pouvoir saoudien en est parfaitement conscient, redoute ces bouleversements et le crie sur tous les toits. L'un des principaux responsables du royaume, Saoud al-Fayçal, n'a-t-il pas tout récemment déclaré sur un ton alarmiste : "Le règlement pacifique de la crise irakienne est le meilleur dans 100 % des cas. Car si la guerre commence, personne ne saura où elle s'arrêtera."
Traduisez: les conséquences de la guerre ne se limiteront pas à l'Irak, mais elles traverseront ses frontières dans toutes les directions. Le royaume saoudien n'en est pas si loin, et il est fort probable qu'il sera la première cible après Bagdad. Voilà pourquoi l'Arabie Saoudite courbe l'échine avant que la tempête ne se soulève. Plusieurs indices montrent que la famille royale saoudienne, échaudée par le précédent de la Tempête du désert, ne voudrait pas commettre l'erreur fatale de 1991, quand le roi Fahd a fait appel à l'Amérique. A la suite du débarquement d'impressionnantes forces américaines sur le sol saoudien, la famille régnante a dû faire face à une fronde sans précédent. Un mémorandum, devenu célèbre sous le nom de Mouzakkarat al-nassiha (mémorandum du Conseil), a été signé par un certain nombre d'éminentes personnalités saoudiennes venant de tous les horizons et soumis au roi Fahd. Il exigeait des réformes politiques, économiques et sociales globales.
Face au rejet par la dynastie régnante, qui a refusé toute concession sur ces revendications, une opposition politique de tendance islamique a vu le jour. Elle était composée de deux ailes : une aile politique conduite par Saad al-Faqih et Mohammad al-Massaari et incarnée alors par une organisation basée à Londres, l'Organe du conseil et de l'orientation ; une deuxième aile, plus extrémiste et plus redoutable, exigeant le départ immédiat des forces américaines d'Arabie. Elle était conduite par un certain Oussama Ben Laden !
Fin janvier 2003, l'histoire semble se répéter quand une centaine de personnalités saoudiennes ont signé un nouveau mémorandum intitulé "Regard sur le présent et l'avenir du pays", dans lequel ils présentaient un grand nombre de revendications réformistes. Et quand les signataires - un mélange d'anciens ministres, de professeurs d'université, d'écrivains, d'hommes d'affaires et de personnalités libérales et islamiques, chiites et sunnites à la fois - ont voulu présenter le mémorandum au prince héritier personnellement, son entourage les a découragés. Ils ont passé outre en le lui adressant personnellement sous forme de pli recommandé ! Quelle ne fut pas alors leur surprise d'apprendre que le prince Abdallah réagissait positivement à leur initiative. Recevant une délégation représentant une vingtaine des signatures, il leur a dit textuellement : "Vos revendications sont les miennes !" et a déclaré qu'il s'employait sérieusement à introduire des réformes et à faire cesser la dilapidation des fonds publics. Que dit en substance ce mémorandum ? Exclusivement articulé autour des questions de politique intérieure, il dénonce la détérioration des services publics, l'augmentation du chômage, l'aggravation de la dette publique (estimée à 250 milliards de dollars), le mauvais usage des deniers publics, la nette baisse du pouvoir d'achat, l'insécurité et la violence, la marginalisation du rôle des éducateurs et des réformateurs... Concernant les réformes politiques proprement dites, les signataires exigent la formation d'un conseil consultatif et des conseils régionaux par le suffrage universel, l'affirmation de l'indépendance des juges et l'abrogation de toutes les lois qui empiètent sur l'efficacité du pouvoir judiciaire et violent son immunité. Ils exigent également une déclaration royale garantissant aux citoyens leurs droits à la liberté d'expression, d'opinion, d'association et les autres droits de l'homme.
Les signataires avancent aussi un certain nombre de revendications susceptibles de renforcer le contrat social entre gouvernants et gouvernés, la consolidation du front intérieur, l'affirmation du rôle de l'Etat et de la société dans la propagation de la culture des droits de l'homme tels qu'ils sont prescrits par la loi islamique : tolérance, justice, respect du droit à la différence, consolidation de l'unité nationale, élimination des facteurs de discrimination, qu'ils soient d'ordre confessionnels, communautaires, régionalistes ou sociaux. Ils exigent également l'octroi à la femme de tous les droits qui lui permettent de participer activement aux affaires de la cité. Ils recommandent, enfin, un certain nombre d'initiatives en vue de restaurer la confiance et de résorber les ressentiments refoulés et les tensions contenues : amnistier tous les détenus politiques ou leur assurer un procès public et équitable, réhabiliter les militants des droits de l'homme et les réformateurs, notamment parmi le corps enseignant ou judiciaire et les réintégrer dans leurs fonctions d'origine, en finir avec les contraintes, les mesures discriminatoires, les menaces brandies contre tous ceux qui expriment, oralement ou par écrit, une opinion contraire à la ligne politique du pouvoir, convoquer une conférence nationale pour le dialogue entre toutes les composantes politiques, économiques, culturelles et sociologiques du pays...
Il ne faut pas se leurrer. Les réformes intérieures ne sauraient être crédibles si elles ne sont pas accompagnées d'une refondation capitale de la relation entre les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite. C'est aujourd'hui la priorité des priorités. Car le royaume affirme publiquement qu'il n'est pas question qu'il s'engage dans la guerre contre l'Irak sur la simple injonction des Etats-Unis ou de Londres. Seule une résolution du Conseil de sécurité de l'Onu, prise sous le chapitre VII, pourrait entraîner un tel engagement. Ce n'est cependant pas ce que dit la presse américaine qui, citant des hauts responsables du Pentagone, affirme que le pouvoir saoudien a d'ores et déjà donné son accord pour que les forces américaines utilisent l'espace aérien et les bases saoudiens en cas de guerre contre l'Irak. Les Américains ont également reçu des assurances secrètes de la part du gouvernement saoudien sur l'utilisation d'un centre de commandement sophistiqué dans la base du prince Sultan située près de Ryadh et sur l'autorisation de décollage à partir de ses bases et de survol de son espace aérien par les avions-espions, les avions de frêt, voire les bombardiers américains.
Au fait, la famille royale est inquiète, voire paniquée, en raison des gigantesques effets destructeurs que cette participation saoudienne aurait sur l'opinion publique. Elle ne peut ignorer que cette opinion ne pourra jamais accepter qu'un pays islamique prête le flanc à une guerre menée par des pays non islamiques contre un pays arabe et musulman, d'autant que cette guerre est perçue fondamentalement comme une guerre injuste et injustifiée, motivée par les seules visées américaines sur le pétrole irakien et, au-delà, par l'affirmation de l'hégémonie américaine durable sur le monde arabe. Bien que conscients de ces risques majeurs, les émirs saoudiens n'en demeurent pas moins très attachés aux relations privilégiées qu'ils avaient jusqu'ici avec les Etats-Unis, et à la réparation des dégâts consécutifs à la participation d'un grand nombre de Saoudiens aux attentats du 11 septembre 2001 qui avaient ébranlé l'Amérique. En dernière analyse, et quel que soit leur état d'âme, ils feront tout et n'importe quoi pour préserver le trône saoudien, maintenir leurs scandaleux privilèges princiers. Ils sont prêts à en payer le prix, aussi exorbitant soit-il.
Au mois d'avril 2002, le prince Abdallah avait effectué une visite aux Etats-Unis, au cours de laquelle il fut reçu par le président W. Bush dans sa ferme texane de Crawford. Ce jour-là, le New York Times, toujours lui, rapporta une déclaration d'un prince saoudien qui a tenu à garder l'anonymat, où il soulignait que le maintien des Saoud sur le trône était la priorité des priorités. "Si cela doit signifier de se positionner à la droite de Oussamah Ben Laden, nous le ferons. Si cela implique que nous nous positionnions à gauche de Kadhafi, pas de problème non plus. Si le prix du trône doit nous conduire enfin à prendre un avion pour Bagdad et donner l'accolade à notre «frère» Saddam Hussein, pourquoi pas ?"
Dernière question : comment faire pour mettre en pratique les réformes ? La publication du Kama Sutra au pays des wahhabites n'est-elle pas autrement plus facile ?

March 2003

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