Friday, December 16, 2005

Les faux-pas de Bachar al-Assad


Harcelé par Washington, lâché par Paris, abandonné par la plupart des pays arabes, le régime de Bachar al-Assad adopte une stratégie d’autodestruction. Face à une donne intérieure, régionale et internationale défavorable, Damas joue tantôt la carte du raidissement et du pourrissement, comme en Syrie même et au Liban, tantôt celle de la compromission, comme avec l’occupation américaine en Irak… Un jeu d’équilibriste aux conséquences imprévisibles.



Depuis un certain temps, un nouveau phénomène a fait son apparition dans les diverses villes de Syrie : les portraits de Hafez al-Assad ont envahi les vitrines des magasins, les vitres arrière des taxis, les murs des places publiques, voire même les poteaux électriques et téléphoniques. En bas de chaque portrait, on pouvait lire “le Lion des Arabes”. Jusqu’ici rien de nouveau, sauf que les photos ne représentent pas, comme on pouvait le croire, le président syrien qui avait gouverné le pays pendant trente ans avant de s’éteindre, terrassé par la maladie en juin 2000, mais son petit-fils, Hafez, fils de Bachar, l’actuel président de la Syrie. Le “lion” en question est à peine âgé de deux ans ! Le message est clair. Pour les services de sécurité, qui ont planifié et supervisé cette opération, il s’agit de faire comprendre à tous ceux qui avaient misé sur un changement de régime à Damas avec l’intronisation de Bachar à la tête de l’Etat que la république monarchique des Assad a encore de beaux jours devant elle !…
Tout se passe comme si le régime baassiste syrien n’a pas encore tiré les enseignements qui s’imposent de l’invasion américano-britannique de l’Irak aboutissant à l’effondrement subit, à la manière d’un château de cartes, du régime de Saddam Hussein – en dépit de toute la panoplie des appareils répressifs dont il disposait. Le régime syrien, en imposant d’une manière brutale et humiliante à un Parlement libanais l’ordre de prolonger de trois ans le mandat du président libanais, Emile Lahoud, a manifestement voulu intimider le peuple libanais qui devra désormais “comprendre” que la main de fer syrienne ne connaîtra aucun relâchement. Mais le message s’adresse plus encore à tous ceux qui ont un jour caressé l’espoir d’un changement d’ère avec l’accession au pouvoir de Bachar al-Assad. Ceux qui avaient misé sur une perestroïka, une relève générationnelle, une modernisation de l’administration et une ouverture politique en auront été pour leurs frais. Le tableau frise le surréalisme : se comportant comme s’il n’était pas confronté à des problèmes intérieurs, régionaux ou internationaux d’une rare complexité, voilà que ce régime perd son temps et son énergie à promouvoir un bébé de deux ans au grade de “Lion des Arabes” !
Cette comédie ne parvient cependant pas à masquer la réalité qui est loin de ressembler à un roman à l’eau de rose consistant à préparer la voie à l’avènement d’un nouveau prince héritier. Il n’est en effet pas excessif d’affirmer que le régime affronte ces temps-ci la plus difficile crise depuis que Bachar a “hérité” du pouvoir de son père il y a près de quatre ans. En s’obstinant, contre vents et marées, à exiger l’amendement de la Constitution libanaise afin que le président Lahoud soit reconduit dans ses fonctions pour trois années supplémentaires, il a commis une grave faute de jugement d’autant que les candidats prosyriens qui pouvaient remplir la même mission étaient légion. La conséquence la plus directe de cette stupidité fut l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu d’une résolution 1559, parrainée par les Etats-Unis et la France, exigeant le retrait de toutes les troupes étrangères du Liban, la non-ingérence dans ses affaires intérieures et le respect de son indépendance. Bien que ladite résolution ne désigne pas nommément la Syrie, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue un début d’internationalisation de la question de la présence militaire syrienne au Liban.
Les choses ne s’en sont pas arrêtées là. Quelques jours seulement après l’amendement, au pas de charge, de la Constitution libanaise et de la prolongation du mandat du président Lahoud, le ministre démissionnaire Marwan Hamadé échappe de justesse à un attentat à la voiture piégée devant son domicile à Beyrouth. Cet attentat a été l’occasion pour les Libanais de se rappeler les innombrables liquidations de personnalités libanaises hostiles à la présence syrienne au pays du Cèdre tout au long de la guerre civile qui dura de 1975 à 1989. Parmi ces personnalités, le plus célèbre fut Kamal Joumblat, leader du Parti socialiste libanais, chef de la communauté druze au Liban et père de l’actuel leader Walid Joumblat. Assisterions-nous à un retour de l’Histoire ? Car Marwan Hamadé, lui-même druze et très proche de Walid Joumblat, s’était illustré par son opposition au prolongement du mandat présidentiel. Il démissionna du gouvernement en signe de protestation contre l’amendement de la Constitution. S’il est vrai que le vice-président syrien, Abdelhalim Khaddam, s’est rendu à son chevet pour “dénoncer” ce crime, il n’en demeure pas moins que, pour un bon nombre de Libanais, ce sont les services syriens qui seraient les commanditaires de cet attentat et que les dénégations indignées et cyniques de Khaddam ne sont destinées en fait qu’à brouiller les pistes. Ce crime intervient au moment où les relations franco-syriennes ont connu une détérioration subite. Pourtant la France de Jacques Chirac avait multiplié les avances à l’égard du régime de Damas – le président français avait entre autres été le premier grand chef d’Etat occidental à déployer le tapis rouge devant Bachar al-Assad, avant même l’accession à la magistrature suprême de ce dernier, encore simple “Monsieur fils”. Si plusieurs hypothèses courent sur les causes de la détérioration actuelle, il semblerait toutefois que la raison directe en soit d’ordre commercial. Selon certaines informations, le président français était personnellement intervenu auprès de Bachar pour que la compagnie pétrolière française Total puisse emporter le plus grand contrat de gaz syrien jamais conclu dans l’histoire de ce pays et estimé à 759 millions de dollars. Le président syrien, toujours selon ces sources, aurait donné sa parole dans ce sens, d’autant que ledit contrat était négocié selon des conditions favorables à la Syrie et sans intermédiaires. Mais quelle ne fut pas la surprise de l’Elysée en voyant soudain, et contrairement à la parole donnée, ce contrat géant échoir à un consortium américano-britannique-canadien, composé de Occidental, Petrofac et Petro Canada. Le plus stupéfiant dans cette histoire est que ce contrat accordé quasiment à une société américaine intervient après que la Maison Blanche eut ratifié une loi antisyrienne, le Syrian Accountability Act. Plus stupéfiant encore : le représentant des intérêts de ces compagnies anglo-saxonnes en Syrie serait un très proche parent du président Bachar !
Cette péripétie est en tout cas révélatrice de l’étendue du phénomène de la corruption qui gangrène désormais la vie publique en Syrie, où pots-de-vin et rackets sont incontournables pour décrocher le moindre contrat ou faire aboutir un projet quelconque. Dans le jargon populaire, on a vu apparaître un nouveau terme, ramrama, qui n’est pas sans rappeler le mot samsara (commissions). Ce nouveau terme est dérivé du prénom d’un cousin du président, Rami Makhlouf, considéré aujourd’hui, selon les spécialistes économiques syriens les plus crédibles, comme l’un des principaux investisseurs privés en Syrie. Vers la fin septembre, le ministre syrien des Finances, Mohammad al-Hussein, a initié un nouveau genre de communication financière inédite dans le pays en convoquant à une conférence de presse les médias et les journalistes syriens, arabes ou étrangers accrédités en Syrie. Le caractère retentissant de cette communication tenait à plusieurs éléments.
Le ministre n’est pas un illustre inconnu : à la fois membre du commandement national du parti Baas (le parti au pouvoir), président du bureau économique au sein de ce commandement. Bien que natif de la province de Deyr Ez-Zor, une région frontalière de l’Irak connue pour son peu de sympathie à l’égard du régime en place, il fait cependant partie de la “jeune garde” qui a accompagné l’inexorable ascension de Bachar au sein du parti. La conférence de presse ne s’est pas tenue, comme on pouvait s’y attendre, dans les locaux du ministère des Finances, mais au siège du parti Baas. Ce qui signifie que le “ministre-camarade” bénéficie aussi du soutien de la direction du parti. Toujours est-il que cette conférence de presse revenait essentiellement à diffuser le message suivant : le ministère de M. Mohammad al-Hussein a su faire montre de “transparence” et de “crédibilité” lors de la récente visite d’une délégation américaine dépêchée en Syrie pour enquêter, dans le cadre du Syrian Accountability Act, sur le blanchiment d’argent, les avoirs financiers déposés par l’ancien régime irakien dans les banques syriennes ou d’autres informations qui intéressent les enquêteurs américains.
Tout au long de cette conférence, le ministre a répondu de manière suffisante à toutes les questions qui lui ont été posées – excepté une seule, qu’il a délibérément ignorée en faisant mine de ne pas l’entendre. La question était quelque peu embarrassante : elle portait sur la transformation du statut juridique de deux sociétés de téléphonie mobile (Syriatel et Spacetel), dont le propriétaire n’est autre que le célèbre Rami Makhlouf. Il s’agissait de passer du statut de sociétés d’exploitation sous licence (BOT en anglais : “Building, Operating and Transfer”) à celui de sociétés anonymes qui proposent, par voie de presse, la vente d’une partie de leurs actions au public, bien que le pays ne dispose pas encore d’une bourse officielle. L’autre volet de cette question embarrassante portait sur le fait de savoir si l’Etat avait renoncé de facto à reprendre les deux sociétés en question dont la licence venait d’expirer après huit années d’exploitation. Mais, à la surprise générale, le public apprit, à cette occasion, que la durée de la concession n’était pas, comme tout le monde le savait, de huit années, mais de quinze !
Evidemment, le ministre-camarade ne pouvait répondre à de telles questions sans risquer sa place. Car les biens, les entreprises et les activités de Rami Makhlouf sont, et resteront encore longtemps, au-dessus des lois. Il arrive même, quand les lois s’opposent aux ambitions de “Monsieur Cousin”, qu’elles soient amendées. Et de nouvelles lois et règlements ont été promulgués pour régulariser sa situation ou favoriser ses intérêts. Interviewé il y a près d’un an par un journaliste du New York Times sur la corruption de son entourage, Bachar al-Assad a répondu par une contre-question : “Pourquoi mon entourage ? Que voulez-vous insinuer par l’expression ‘mon entourage’ ?” Le journaliste ne s’est pas laissé intimider et a cité nommément le cousin du président, qui contrôle le marché du cellulaire, et en ajoutant que la liste était longue. Le président Bachar s’est alors contenté de donner une réponse de Normand : “M. Rami Makhlouf est un citoyen syrien comme un autre. Qu’il soit mon cousin, mon frère, mon ami ou toute autre personne, il y a une loi syrienne !”
En se taisant de la sorte, le ministre-camarade ne faisait qu’imiter son président-camarade, la direction du parti Baas et l’ensemble de l’Etat, de la base au sommet, qui, tous, gardent le silence quant il s’agit des investissements de Rami Makhlouf et de sa continuelle ramrama. Il vient d’ailleurs d’être récompensé pour son dévouement puisqu’il fait partie des ministres modèles, que le président Assad a maintenus dans leurs postes à la suite du dernier remaniement touchant huit ministères, dont ceux de l’Intérieur, de l’Economie et de l’Information. C’est dire à quel point le deuxième gouvernement présidé par Mohammad Naji al-Itri est porteur de changement et d’ouverture !
Un deuxième exemple qui confirme cette orientation. Le nouveau titulaire du portefeuille de l’Industrie s’appelle Ghassan Tayyara. Cet homme a occupé le poste de doyen de l’ordre des ingénieurs pendant une vingtaine d’années. Non pas parce que les ingénieurs syriens sont fous amoureux de lui ni parce qu’il a été élu à ce poste (même au sens baassiste du mot “élection”), mais tout simplement parce qu’il y a été imposé sur décision du commandement national (syrien) du Baas, après la dissolution par le régime de ce syndicat et la révocation de son ancien doyen après l’agitation populaire et syndicale de 1980. Comme symbole de renouveau, il est difficile de trouver mieux que ce candidat doté d’un état de services aussi “appréciable”.
En plus de ces signes de raidissement manifeste du pouvoir, le dernier remaniement ministériel, loin de laisser présager une quelconque ouverture économique, a plutôt consacré la mainmise du Baas sur les ministères de l’Economie, des Finances et de l’Industrie.
Au-delà de ces remaniements ministériels à répétition, il apparaît clairement que ceux qui ont parié sur un changement de politique devront encore attendre longtemps. Car la structure même du régime, comme cela a été le cas non seulement durant les quatre dernières années de Bachar, mais aussi tout au long des quatre décennies écoulées, est insoluble dans les réformes, le changement et la modernisation. Tant que les piliers du despotisme, de la corruption, du pillage et de la répression restent intacts, que les “services” sont occupés à promouvoir le petit “Lion des Arabes” et que le ministre-camarade des Finances n’ose pas répondre à une question banale et légitime sur Rami Makhlouf, tout discours sur une ouverture du régime reste un vœu pieux.


November 2004

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