Friday, December 16, 2005

Quand l'Histoire bégaye


En mettant à feu et à sang la ville martyre de Falloujah, les généraux américains suivent à la trace les pas des généraux britanniques qui avaient investi en 1920 cette même ville après avoir tué dix mille Irakiens. Ils avaient gagné une bataille mais perdu la guerre.

Comme toutes les puissances occupantes de l’Histoire, les forces américaines qui occupent aujourd’hui l’Irak ne sortent d’une impasse que pour entrer dans une autre, qui est souvent le prolongement de la précédente. Ce fut Falloujah au printemps dernier. La ville sainte chiite de Najaf en août. En septembre, ce fut le tour de Samarra. En octobre, c’est Sadre City dans les faubourgs de Bagdad et aujourd’hui, c’est de nouveau Falloujah… Mossoul, Baakouba, Ramadi, et bien d’autres villes irakiennes connaîtront à leur tour le même sort. Le scénario est quasi immuable : recours massif et exclusif à la force armée, qui commence par des bombardements aériens et des tirs d’artillerie lourde avant de passer à l’invasion, le ratissage et, selon le jargon militaire consacré, au “nettoyage”, avec son cortège habituel d’exactions, de barbarie et de crimes de guerre. Comme nous en avons eu l’illustration avec le spectacle d’un soldat américain achevant un prisonnier irakien blessé dans une mosquée de Falloujah, non pas avec une seule balle, mais une rafale de mitraillette. Les villes ciblées par les “libérateurs” américains sont auparavant assiégées, soumises à un embargo alimentaire et sanitaire. L’eau et l’électricité sont coupées…
Les généraux américains ont la mémoire courte. Car la ville martyre de Falloujah avait déjà été en 1998 la cible d’une vague de répression et d’intimidation de la part de l’armée irakienne de l’ancien régime. Elle fut même soumise à un siège sévère et à une campagne punitive en représailles au refus de ses imams de chanter les louages de Saddam Hussein, le jour de son anniversaire, du haut de ses mille mosquées. Les généraux américains savent pertinemment que la cause directe du déclenchement de la résistance à Falloujah n’est ni Abou Mouss’ab al-Zarkaoui, ni Ben Laden et encore moins les “baassistes saddamistes” comme le martèle la machine de propagande et de désinformation américaine. La cause immédiate du soulèvement fut le carnage perpétré par les forces américaines à Falloujah le 28 septembre 2003 à l’encontre des élèves qui manifestaient pacifiquement en réaction à l’occupation de leurs écoles et lycées par les “libérateurs” américains. Ce jour-là on a compté dix-huit morts et deux cents blessés parmi les manifestants. L’écrivain et universitaire irakien Sami Ramadani, à qui la Grande-Bretagne avait accordé l’asile politique pour son opposition au régime de Saddam Hussein, a écrit un article dans le Guardian dans lequel il affirmait qu’aucun coup de feu n’avait été tiré contre les Américains avant ce massacre.
Le comportement des forces d’occupation américaines à Falloujah semble indiquer que Washington a d’ores et déjà défini les contours de l’“Irak nouveau” qu’il veut voir émerger. Ce projet reposera sur deux piliers, chiite et kurde. La composante sunnite y sera marginalisée. D’où l’option prise par la Maison Blanche qui serait de nettoyer, pacifier et priver de toute capacité de résistance politique ou militaire ce qu’il est désormais convenu d’appeler le “triangle sunnite”. L’assaut contre le bastion sunnite de Falloujah s’expliquerait donc par la nécessité d’assurer le succès des élections prévues en janvier 2005, en faisant miroiter aux Kurdes et aux chiites des semi-garanties et des promesses qu’ils pourraient remporter.
Si cette stratégie devait être celle adoptée effectivement par Washington, les conséquences sur le terrain pourraient être catastrophiques, dans la mesure où elle changerait de fond en comble le rapport des forces sur le terrain. Elle conduirait d’abord à la réunification des rangs sunnites qui sont actuellement divisés selon des appartenances politiques et ethniques complexes. Les Kurdes, aujourd’hui alliés au gouvernement intérimaire d’Allaoui et pactisant avec l’occupation, sont dans leur écrasante majorité des sunnites. Ils sont certes des musulmans modérés, mais ne pourront pas accepter éternellement que leurs coreligionnaires à Falloujah, Mossoul, Baaqouba et Ramadi soient massacrés de la sorte. Les Turkmènes, qui vivent majoritairement dans le Nord du pays, bien que partagés entre le sunnisme et le chiisme, sont farouchement opposés à l’occupation et soutiennent la résistance.
Il serait par ailleurs réducteur d’affirmer que seul l’islam sunnite est en révolte contre l’occupation américaine. D’autres catégories de la société irakienne, qui sont loin d’être marginales, ont intérêt à se rallier à la résistance. Si elles ne le font pas encore, c’est parce qu’elles sont actuellement dispersées et considèrent que les conditions ne sont pas encore mûres pour franchir ce pas. Dans ce contexte, la bataille de Falloujah fera tâche d’huile, d’abord en s’étendant du Centre vers le Nord de l’Irak, avant de gagner finalement les bastions chiites dans le Sud. Mais quelle que soit l’évolution de la situation sur le terrain, il ne fait pas de doute que les diverses composantes de la résistance irakienne sont trop diversifiées, trop complexes et trop étendues pour qu’on puisse les réduire à des “cellules terroristes”, des “salafistes”, des “moudjahidin” ou des “Afghans arabes”, comme le laisserait entendre le jargon utilisé par l’occupant américain et le Premier ministre intérimaire, Iyad Allaoui. La réalité est toute autre. Il y a un rejet populaire profond de l’occupation et des institutions qu’elle projette de construire. Il y a aussi l’insupportable situation économique, sociale et sécuritaire générée par l’occupation et qui pèse sur toutes les composantes de la société irakienne. A tout cela s’ajoute les violations des droits des gens, la destruction des rapports sociaux, la confiscation de la souveraineté nationale et le pillage des ressources du pays…
Il y a quelques semaines, le vice-Premier ministre intérimaire, Barham Saleh, était parti à Tokyo pleurnicher devant la conférence des donateurs, pour quémander des aides financières urgentes pour l’Irak. En même temps, James Baker – ancien secrétaire d’Etat américain sous Bush père et actuel représentant de la Maison Blanche dans la négociation pour un rééchelonnement de la dette irakienne – se rendait au Proche-Orient en jouant sur deux tableaux : d’une part accomplir, selon les propres termes de G.W. Bush, la “noble mission” qui consiste à effacer ou à rééchelonner les deux cents milliards de dollars de dettes irakiennes ; d’autre part remplir une autre mission, qu’on peut difficilement qualifier de “noble”, et qui consiste à amener l’Irak à s’acquitter de ses dettes vis-à-vis du gouvernement koweïtien dont l’ancien secrétaire d’Etat défend les intérêts à travers le groupe américain Carlyle, dont il possède 180 millions de dollars d’actions ! C’est en tout cas la journaliste d’investigation Naomi Klein qui l’affirme, dans son excellente enquête publiée par l’hebdomadaire progressiste américain The Nation. Par les temps qui courent, ce conflit d’intérêts flagrant n’a pas choqué outre mesure, même si certains médias, comme le New York Times, avaient déjà mis en garde contre ce genre de pratiques dès décembre 2003 en demandant que, compte tenu des conflits d’intérêts potentiels, James Baker démissionne de Carlyle et de son cabinet d’avocats Baker Botts. “M. Baker, écrit-il, est trop impliqué dans des relations d’affaires lucratives qui le font apparaître comme quelqu’un de potentiellement intéressé, quelle que soit la formule retenue de restructuration de la dette.”
Pis encore, le gouvernement intérimaire irakien continue à observer le plus grand mutisme à propos des revenus du pétrole irakien : quelle est la quantité de pétrole extraite ? Où va l’argent de ce pétrole ? Qui en a le contrôle ? Quand sera-t-il enfin mis à la disposition des Irakiens ? Selon les sources officielles, la totalité du produit de vente du gaz et du pétrole, en plus d’un milliard de dollars retiré du programme onusien “Pétrole contre nourriture”, ont été affectés au Fonds pour le développement de l’Irak, créé il y a plus d’un an par la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l’Onu.
Ladite résolution a confié ce Fonds à la puissance occupante pour l’utiliser d’une manière transparente, en vue de faire face aux besoins humanitaires du peuple irakien. A cette fin, elle a nommé un organisme chargé de contrôler les postes de dépense et de s’assurer de la régularité des contrats conclus entre l’occupation et les divers contractants. Mais ce que l’opinion publique ignore, mais que le président irakien intérimaire, Ghazi al-Yaouar, et son Premier ministre, Iyad Allaoui, connaissent parfaitement, c’est que cet organisme de contrôle n’a jamais pu jusqu’ici s’acquitter correctement de sa mission. Notamment en ce qui concerne le contrôle des contrats de complaisance concédés par l’occupant au géant Halliburton, dont les liens anciens et récents avec le vice-président Dick Cheney ne sont plus qu’un secret de Polichinelle.
L’organisation “Contrôle des revenus de l’Irak”, qui dépend de l’Institut de la société ouverte (Open Society Institute), accuse ouvertement les autorités d’occupation d’obstruction en affirmant que les contrôleurs ont été interdits de pénétrer dans le périmètre de la zone verte au centre de Bagdad. Et depuis le transfert de la souveraineté au gouvernement intérimaire et le départ progressif de tous les membres de l’administration civile de l’occupation, il est devenu quasi impossible de contrôler la manière dont des milliards de dollars appartenant au peuple irakien ont été dépensés !
Par ailleurs, et contrairement aux idées largement répandues, l’autorité d’occupation n’a jusqu’ici dépensé, selon le Washington Post, que 500 millions de dollars sur les 18,7 milliards alloués par le Congrès pour la reconstruction de l’Irak. Le New York Times va encore plus loin et affirme que seulement 400 millions de dollars ont été dépensés, en fait dans la plupart des cas à des sociétés américaines qui n’ont employé que quinze mille Irakiens. Pour l’anecdote, la part allouée au ministère de la Culture des immenses revenus pétroliers irakiens en une année a été de 20 000 dollars !
Voilà donc quelques-unes des raisons qui assurent à elles seules l’extension de la résistance. Les généraux américains qui gèrent l’occupation se tromperaient lourdement s’ils ne méditaient pas sur les enseignements ténus de l’Histoire qui nous apprennent que la force, mal utilisée, est une arme à double tranchant qui se retourne en faveur des faibles qui en sont victimes.

Falloujah, l’indomptable...
Au printemps 1920, les forces coloniales britanniques avaient perpétré un massacre à Falloujah, qui s’est soldé par la mort de dix mille Irakiens et mille soldats britanniques et indiens. Malgré la disproportion des forces, la plus puissante armée du monde à l’époque n’avait pas réussi à mettre au pas l’Irak ou à soumettre cette ville rebelle. Commentant ce carnage, T. E. Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie, écrivait : “Le peuple britannique a été poussé dans un piège dont il lui est difficile de sortir avec honneur et dignité. Les communiqués en provenance de Bagdad sont tronqués et inexacts. Les choses sont pires que ce qu’on nous dit et notre gouvernement est plus sanguinaire que ce que croit le public. C’est une honte pour notre bilan impérial. La situation ne tardera pas à s’embraser à tel point qu’il nous sera difficile de trouver le remède. Aujourd’hui, nous ne sommes pas si loin de la catastrophe…”
Lors de cette bataille de 1920 à Falloujah, on comptait parmi les victimes irakiennes le notable de la ville, le cheikh Al-Dhari, grand-père du cheikh Harith al-Dhari, actuel notable de Falloujah, qui avait négocié avec les assaillants américains les termes du cessez-le-feu à l’issue de la première bataille de Falloujah, il y a quelques mois. De l’autre côté, à la tête des morts britanniques, se trouvait le général Gerald Leachman, qui pourrait être le grand-père de l’un des soldats britanniques qui occupent l’Irak aujourd’hui.
Entre 1920 et 2004, le monde a-t-il vraiment changé ?

December 2004

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