Friday, December 16, 2005

Quitte ou double pour Bachar

Le jeune président est confronté à la montée des périls à la fois sur le plan intérieur et régional. Que vont faire les caciques du régime dont il a hérité de son père ? Vont-ils l’aider à surmonter cette phase difficile ou se retourneront-ils contre lui ?


Le contraste était criant : le jour même où le président syrien Bachar al-Assad recevait une délégation de juifs américains d’origine syrienne (ils sont près de quatre-vingt-quinze mille, principalement installés entre Brooklin, Jersey et Long Island), en leur souhaitant la bienvenue dans leur pays, la Syrie, et en leur affirmant qu’ils seraient toujours des Syriens à part entière, le président américain George W. Bush signait un décret exécutif imposant des sanctions contre le régime de Damas. Ce décret est basé sur le Patriotic Act, une loi liberticide votée par le Congrès après le 11 septembre 2001 et conférant à l’administration américaine des pouvoirs exorbitants que seul un état d’urgence pourrait autoriser. Ce décret est d’ailleurs justifié par l’administration Bush par “le danger que représente certaines mesures prises par le gouvernement syrien” contre les intérêts américains.
Les gages de bonne conduite que le régime de Bachar al-Assad s’est évertué de donner à Washington durant les mois qui ont suivi l’occupation américaine de l’Irak n’auront donc servi à rien. Le couperet est tombé. Une série de sanctions économiques et financières ont été imposées à la Syrie en application d’une loi intitulée “Syria Accountability and Lebanon Sovereignty Restoration Act (Salsa)”, adoptée par les deux chambres du Congrès américain à une majorité écrasante le 11 novembre 2003 et signée, un mois plus tard, par G.W. Bush.
Les sanctions portent sur l’interdiction de toutes les exportations américaines vers la Syrie, à l’exception des médicaments et des produits alimentaires, l’arrêt de toutes les transactions bancaires américaines avec la Banque commerciale syrienne afin d’éviter tout éventuel blanchiment d’argent. Le département du Trésor américain va également geler les comptes de cette banque publique syrienne ainsi que des avoirs appartenant à “certaines personnes et entités gouvernementales syriennes” pour des raisons liées au terrorisme ou au soutien apporté à des organisations palestiniennes comme le Hamas, le Djihad ou le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Autre raison invoquée : l’asile accordé à des personnes ou à des organismes “contribuant à la pérennité de la présence militaire et sécuritaire syrienne au Liban”, soutenant le développement des armes de destruction massive ou favorisant la politique syrienne qui viserait à “mettre en échec les efforts des Etats-Unis pour la restauration de la sécurité et la reconstruction de l’Irak”. Les sanctions consistent aussi à interdire aux avions possédés ou contrôlés par le gouvernement syrien de décoller ou d’atterrir sur le territoire américain. Les observateurs auront relevé cependant que Bush a évité d’imposer des sanctions économiques et diplomatiques plus sévères, comme la réduction de la représentation diplomatique entre les deux pays ou l’interdiction des investissements pétroliers en Syrie, se contentant de demander au secrétaire au Trésor d’ordonner à “tous les organismes financiers américains de rompre leurs transactions avec la Banque commerciale syrienne par crainte du blanchiment d’argent”. Il n’en demeure pas moins que, dans les faits, ces sanctions vont pénaliser les compagnies pétrolières américaines opérant en Syrie dans la mesure où elles vont rendre plus difficiles les transactions bancaires de ces compagnies avec l’Etat syrien. Il convient de rappeler que les relations commerciales entre les deux pays sont négligeables. Alors que les exportations américaines vers la Syrie ont atteint l’an passé 214 millions de dollars, les exportations syriennes vers les Etats-Unis ont été de 259 millions de dollars, dont 59 % concernent des produits pétroliers ou dérivés.
Les raisons politiques qui ont amené l’administration Bush à finalement passer à l’acte et à imposer ces sanctions sont ouvertement signalées par une déclaration de la Maison Blanche. Les politiques menées par la Syrie, dit cette déclaration, “menacent directement la stabilité régionale et minent l’objectif des Etats-Unis visant à instaurer une paix globale au Moyen-Orient”. En dépit des efforts entrepris depuis des mois par la diplomatie américaine pour convaincre Damas de “changer sa conduite”, dit encore cette déclaration, “la Syrie n’a pris aucune mesure concrète et substantielle pour répondre à l’ensemble des doléances américaines” transmises en mai 2003 par le secrétaire d’Etat Colin Powell au président syrien Bachar al-Assad.
La réponse syrienne à cette loi n’a pas tardé. Elle est venue de la bouche même du président syrien, Bachar al-Assad, dans un entretien accordé au journal espagnol El Païs. A la question de savoir s’il trouve qu’il y a une contradiction entre les sanctions américaines imposées à la Syrie et la coopération de Damas avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme, il répond : “Lorsque nous avons été en relation avec les Etats-Unis dans ce domaine, ce n’était pas au nom des intérêts américains. C’était pour l’intérêt du monde entier. Nous en tirions bénéfice au même titre que le peuple américain. Pour cette raison, il faut faire la part des choses entre la lutte contre le terrorisme et la position politique. Il est vrai qu’il y a une contradiction. Les sanctions prises par cette loi (la Salsa) sont peut-être une réponse américaine à notre opposition à la guerre contre l’Irak. Nous avons en effet été l’objet de beaucoup de propositions alléchantes, de menaces et de pressions pour que nous changions de position. Nous les avons toutes rejetées.”
Assad n’a pas pour autant jugé la situation désespérée. Dans le même entretien, il affirme : “Le dialogue est toujours ouvert entre nous et les Etats-Unis. Ce n’est pas une impasse sans issue. Bien que les Américains aient exercé des pressions sur nous, ils n’ont pas fermé la porte totalement, même pendant la guerre. Nous faisons face actuellement non pas à un seul interlocuteur dans l’administration américaine mais à plusieurs courants. Un premier courant voudrait collaborer avec la Syrie à travers le dialogue et les intérêts mutuels. Un autre refuse tout contact et cherche à mettre la pression et peut-être jusqu’à la guerre. Par ailleurs, il existe un dialogue effectif entre des organismes syriens et américains, particulièrement à propos de la lutte contre le terrorisme. Ce n’est qu’un point de vue à propos des relations avec les Etats-Unis. Si vous posez la même question à d’autres, ils vous répondront qu’elles sont négatives et instables.”
Mais le point culminant dans cet entretien avec le quotidien madrilène a été son commentaire sur l’initiative américaine désormais connue sous l’appellation “Grand Moyen-Orient”, que Washington chercherait à imposer aux régimes arabes dans le but de “démocratiser le monde arabe”. Pour Bachar al-Assad ce projet “manque de crédibilité”. Il s’est même demandé : “Cette démocratie sera-t-elle à l’image de celle qu’on a vue à la prison d’Abou Ghraib ? Tous nos pays vont-ils se transformer, en fin de compte, en immenses prisons ? Ces mêmes pays qui parlent aujourd’hui de démocratie et de réformes n’ont eu aucune gêne dans leur histoire récente à soutenir des régimes dictatoriaux quand cela servait leurs intérêts. Cette démocratie conduirait-elle à laisser tomber la question palestinienne et l’occupation du Golan ? Signifierait-elle le maintien d’une partie de nos territoires sous occupation ? Ce ne sont là que quelques problèmes qui montrent à quel point ces plans manquent de crédibilité. Par ailleurs nous craignons que cette initiative ne soit qu’un élément de la campagne électorale américaine. Personne dans la région n’a cure de ces projets.”
Le plus étonnant dans ces propos est sans doute ce rappel par Bachar al-Assad du soutien apporté par les démocraties occidentales aux régimes dictatoriaux. A-t-il oublié que le régime de feu son père, Hafez al-Assad, avait amplement bénéficié de ce soutien, que la démocratie en Syrie est le dernier souci de Washington, et que, sans la bénédiction explicite des Etats-Unis et l’accord tacite d’Israël, l’occupation syrienne du Liban n’aurait jamais pu avoir lieu ni se consolider ? Quoi qu’il en soit, le président Assad sait pertinemment que les préoccupations du citoyen syrien, et en premier chef ses droits, ses libertés, sa dignité, ne figurent guère sur la liste des exigences américaines que Washington somme le régime de Damas de satisfaire s’il tient à prolonger sa survie dans ce “nouveau Moyen-Orient”, remodelé selon ses conditions. Les règles du jeu entre Washington et la plupart des régimes du Moyen-Orient ont changé. La générosité verbale exprimée par le président syrien lors de l’audience qu’il a accordée aux juifs américains d’origine syrienne est aujourd’hui loin de séduire la Maison Blanche ou d’amadouer le Congrès américain. Les tentatives du régime syrien de se présenter comme victime plutôt que parrain du terrorisme n’ont en tout cas pas réussi à éviter la signature de la loi sur les sanctions par Bush.
Le régime de Bachar al-Assad se trouve en fait plus que jamais à la croisée des chemins, là même où son père se trouvait avant sa mort. La maladie ne lui avait pas donné le temps nécessaire de trancher sur certains grands dossiers lourds à gérer et de libérer ainsi son futur successeur. Ce régime est aujourd’hui en effet face à de véritables interrogations existentielles :
– Comment Bachar al-Assad va-t-il réussir à faire face aux échéances de la paix avec l’Etat hébreu, ou plus exactement de la paix américano-israélienne, au fur et à mesure que l’hégémonie américaine s’étend inexorablement dans la région et que le laxisme jusqu’ici observé vis-à-vis des régimes récalcitrants n’aura plus de raison d’être puisqu’ils n’auront le choix qu’entre se soumettre ou se démettre ?
– Que va faire le président syrien quand il verra les cartes géopolitiques et stratégiques dont disposait jusqu’ici son régime non seulement tomber l’une après l’autre, mais se transformer en fardeaux majeurs, que ce soit au Liban, en Irak ou surtout en Iran ?
– Quelles sont les marges de résistance, de manœuvre et de contre-attaque dont dispose ce jeune président, nouveau venu dans un monde impitoyable qui a à affronter et à gérer d’immenses dossiers politiques, économiques et sécuritaires, sans avoir le savoir-faire de son père, qui lui a légué le pouvoir sans disposer du temps nécessaire pour son apprentissage ?
– Comment, enfin, va réagir le système politique hérité d’Hafez al-Assad ? Va-t-il aider le jeune président ou se retournera-t-il contre lui ? D’autant que ce système particulier – à la fois despotique, répressif, policier et militariste, basé sur une hiérarchie dont la culture est faite de soumission, d’allégeance, d’opportunisme et de corruption – était tenu par le père à coup de séduction ou de menace, avec une poigne de fer qui manque au fils.
Les semaines à venir vont peut-être apporter des réponses à ces questions. Mais elles vont aussi en ajouter d’autres.


June 2004

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