Friday, December 16, 2005

Le crime de trop

Se sentant acculé à se retirer sans honneur du Liban, le régime de Damas aurait-il cherché, en éliminant l’ancien Premier ministre libanais, Rafic Hariri, ami de la France, des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite, à déstabiliser le pays du Cèdre ? Ajoutant ainsi une nouvelle poudrière dans une région qui en compte bien d’autres.

Dans les Douze salopards, célèbre film de guerre américano-britannique de Robert Aldrich, le message est clair : il n’est pas possible de gagner une guerre sans faire appel à des assassins et à des criminels. Fort de cette certitude, le colonel John Reiman, joué par Lee Marvin, sélectionne douze prisonniers volontaires condamnés à la peine capitale ou à perpétuité pour meurtre afin de constituer une unité de commando qu’il entraîne dans l’unique but d’effectuer une mission suicide au cœur d’une base nazie névralgique située en France alors sous occupation. Cette mission changera le cours de la guerre. Paul Wolfowitz, le sous-secrétaire américain à la Défense, n’est certes pas un colonel de l’armée américaine, mais cela ne l’empêche pas de croire aux bienfaits de la doctrine des douze salopards, qu’il applique par ailleurs à contresens dans la situation de tension extrême entre Washington et Damas. Tout en se défendant de toute intention, de la part de la Maison Blanche, de déstabiliser la Syrie, il exige de cette dernière, en retour, de ne pas chercher à déstabiliser l’Irak. Dans des termes menaçants à peine voilés, il affirme que le Pentagone connaît les “douze salopards” qui gouvernent à Damas et qu’il pourrait les atteindre à n’importe quel moment. “Franchement, dit-il devant le congrès, je pense qu’il est important de savoir qui détient le pouvoir en Syrie. Il y a des hypothèses divergentes sur le fait de savoir si le président Bachar al-Assad exerce ou non un contrôle total sur la Syrie. Nous n’ignorons pas cependant que la Syrie est un Etat policier et qu’il y a quelqu’un au poste de responsabilité. Nous avons établi une liste comprenant en quelque sorte l’identité des douze dirigeants syriens qui assument tous une partie de la responsabilité.”Une semaine après l’assassinat de Rafic Hariri, la lumière n’est toujours pas faite sur la responsabilité d’un de ces “douze salopards” dans ce crime contre une personnalité centrale de l’échiquier politique libanais. Durant ces deux dernières décennies, Hariri a assumé cinq fois le poste de Premier ministre et a exercé une influence considérable dans la vie politique et économique libanaise, voire syrienne. On ne sait toujours pas non plus si cet assassinat a été exécuté à l’insu ou non de Bachar al-Assad, d’autant que Wolfowitz, qui passe pour être “bien informé”, laisse entendre que ce dernier ne détient pas vraiment l’essentiel du pouvoir à Damas. Si cette hypothèse se confirme, et beaucoup d’indices vont dans ce sens, il va donc falloir que la Maison Blanche se prépare à traiter directement avec une ou plusieurs personnalités faisant partie des “douze salopards”, qui semblent avoir tout intérêt à envoyer le message suivant à tous les Libanais, qu’ils soient leurs adversaires ou leurs alliés, et à travers eux au monde entier, et en premier lieu Paris et Washington : “Voulez-vous vraiment appliquer la résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’Onu qui exige de la Syrie de retirer ses forces du Liban ? Nous sommes d’accord mais auparavant nous renverrons le Liban aux pires années noires de la guerre civile. Nous restituons ce pays à son peuple et à la communauté internationale en lambeaux, comme il était avant notre intervention en 1976 !” Et comme pour donner de la consistance à ce message, le ministre syrien de l’Information, Mahdi Dakhlallah, répondant aux accusations de l’opposition libanaise mettant en cause Damas dans l’assassinat de Hariri, n’a rien trouvé de mieux que cette déclaration accablante : “Ce chaos sécuritaire au Liban est dû au récent retrait de l’armée et des services de sécurité syriens de plusieurs régions libanaises.” Et d’ajouter, sur un ton menaçant : “La stabilité et la sécurité du Liban sont actuellement menacées […]. Ceux qui voudraient voir l’armée syrienne se retirer complètement du Liban devraient être à même de consolider la stabilité de ce pays dans son ensemble !” Ajoutant un ton d’ironie à sa déclaration, il conclut : “Certains sont prêts à accuser la Syrie d’être peut-être responsables de la tragédie de tsunami…” En effet, les scènes de destructions, de ruines et de cadavres sur le pavé, à la suite de l’attentat contre le convoi de Hariri, renvoient les Libanais aux pires moments de la guerre civile, qui avait duré quinze ans et qu’ils croyaient à jamais révolus. Elles ressuscitent également le spectacle de désolation laissé par l’invasion israélienne du Liban en 1982. Elles renvoient enfin aux images de feu et de sang qui leur arrivent quotidiennement des rues de Bagdad et des principales villes d’Irak. Mais, le plus important, c’est que cet attentat organisé avec un grand professionnalisme et une minutie stupéfiante rappelle que ce qui a été qualifié, durant les deux dernières décennies, de “stabilité libanaise” n’était en fait qu’une grande illusion d’optique, qui cachait bien le feu couvant sous la cendre. Cela apporte encore plus de poids au message implicite envoyé par le ministre syrien de l’Information, affirmant clairement que la Syrie est le véritable garant de la stabilité libanaise et qu’aucune stabilité dans ce pays n’est concevable en dehors de la présence syrienne. Dont acte.Ceux qui s’indigneraient des accusations contre Damas et qui écarteraient d’un revers de la main toute implication des services syriens dans cet assassinat seraient bien inspirés de remonter quelques semaines en arrière, quand le président Bachar al-Assad avait exigé d’un Parlement libanais aux ordres l’amendement de la Constitution afin de permettre la prolongation de trois ans du mandat présidentiel d’Emile Lahoud. Cet entêtement en avait laissé plus d’un pantois : quelle déception de constater que la Syrie, tant investie au pays du Cèdre, ne pouvait désormais compter que sur ce président contesté et discrédité ? (voir notre n° 182, de novembre 2004). Damas a certes fini par imposer son choix, mais à quel prix ! Cet “exploit” en a généré d’autres, encore plus stupéfiants : l’amendement en question a unifié les rangs d’une opposition jusqu’ici disparate, transformé Hariri, allié de la Syrie, en mentor de l’opposition antisyrienne, et rapproché Paris et Washington, qui, au Conseil de sécurité de l’Onu, ont réussi conjointement à faire adopter la résolution 1559 exigeant le retrait des forces syriennes du Liban. Il faut rappeler que c’est la première fois depuis trente ans qu’une telle résolution est adoptée par cette instance.D’autres raisons pourraient également dissiper le scepticisme de ceux qui ne peuvent pas concevoir une implication de la Syrie dans cet attentat. Le risque pris par Damas serait en effet proportionnel à la menace que le disparu commençait à représenter pour le régime syrien, particulièrement depuis qu’il avait rejoint pratiquement les rangs de l’opposition antisyrienne. Dans le microcosme politico-médiatique libanais l’histoire suivante est sur toutes les lèvres : vers la fin août dernier, alors que la question de l’amendement constitutionnel pour permettre la prolongation du mandat présidentiel occupait le devant de la scène, Rafic Hariri, alors Premier ministre et hostile à cet amendement, rentrait à Beyrouth après une brève rencontre avec Bachar al-Assad à Damas. A son arrivée à sa résidence, une “convocation urgente” à une rencontre avec le général Roustom Ghazali, chef des services secrets syriens au Liban, l’attendait. L’histoire nous dit que Hariri a avalé cette couleuvre et a effectivement rencontré le général Ghazali dans son quartier général. Au cours de cet entretien, il fut sommé de convoquer sans délai le Conseil des ministres, avec à l’ordre du jour la convocation du Parlement à une séance extraordinaire pour amender la Constitution. “Sinon, lui dit le général Ghazali, je me ferais un devoir de vous retirer vos entrailles !” Selon plus d’une source, Rafic Hariri, à la sortie de cette réunion, au lieu de rentrer directement chez lui, aurait fait un détour par Moukhtara, le fief du chef druze opposant Walid Joumblat. Il aurait fait savoir à ce dernier qu’il le rejoignait dans l’opposition. Il lui aurait aussi fait comprendre qu’il entendait y jouer un rôle de pivot, sur la scène proprement libanaise mais aussi ailleurs, s’engageant à utiliser ses amitiés avec le président français, Jacques Chirac, et ses relations arabes et internationales – notamment avec l’Arabie Saoudite – pour assurer à l’opposition une dimension internationale et arabe qui lui faisait défaut jusqu’ici. Il aurait aussi promis à son nouvel allié Joumblat de mettre tous ses moyens financiers et son crédit populaire dans la balance pour gagner les prochaines élections parlementaires. Selon lui, si la Syrie et ses alliés libanais au pouvoir voulaient empêcher cette victoire en recourant à la fraude, ils se trouveraient entraînés, de plus en plus, dans une confrontation avec la France et la majorité de la communauté internationale. En d’autres termes, Rafic Hariri est devenu la personnalité la plus déterminante de l’opposition libanaise, même s’il n’a pas voulu s’afficher en tant que tel. Les nombreux atouts et les cartes maîtresses qu’il détenait entre ses mains constituaient de puissants moyens de pression contre Damas et ses alliés libanais. Et si, sous la pression internationale, Damas semble se résigner à réduire progressivement sa présence militaire et sécuritaire du Liban, voire à se retirer totalement de ce pays, elle n’est pas pour autant disposée à y perdre son influence politique pour en devenir un acteur marginal. Estimant sans doute que Hariri constituait une menace pour les intérêts vitaux de la Syrie au pays du Cèdre, le régime syrien décida de l’éliminer. A travers cette élimination brutale, il envoyait ce message fort à qui de droit, un message d’une simplicité effrayante : sans nous, sans notre contrôle du Liban, il n’y aura pas de stabilité au Liban !En assistant à titre privé aux funérailles de son ami Rafic Hariri, Jacques Chirac a voulu exprimer sa détermination à aider jusqu’au bout l’opposition libanaise à la présence syrienne et à exiger que toute la lumière soit faite sur l’identité des commanditaires et des assassins. Washington a rappelé son ambassadrice à Damas, Margaret Scobey, pour “consultation” et a déclaré, par la bouche de sa secrétaire d’Etat, puis par celle de Bush lui-même, que le régime syrien était responsable de cet acte – sans aller jusqu’à l’accuser directement : les Etats-Unis laissent ainsi la porte ouverte à une éventuelle escalade contre la Syrie.Une grande interrogation reste sans réponse : s’il s’avère effectivement que Damas est le commanditaire de cet assassinat, faut-il en déduire que le régime syrien se sent acculé et qu’il joue désespérément l’ultime carte qui lui reste ? Estime-t-il qu’il n’a plus rien à perdre et qu’il est prêt à jouer le tout pour le tout ? L’assassinat de Hariri, faut-il le rappeler, est intervenu au moment où la Syrie est sommée de contrôler sa frontière avec l’Irak, de geler les activités des dirigeants du Hamas et des organisations palestiniennes qu’elle héberge, de “calmer” le Hezbollah libanais – entre autres pour le dissuader de prêter main forte aux chiites irakiens – et, last but not at least, d’intervenir auprès du Hamas et des organisations palestiniennes dites du refus pour les amener à accepter la trêve que Mahmoud Abbas a négociée avec les Israéliens…Le régime syrien a estimé sans doute que c’est trop lui demander et sans aucune contrepartie. Sentant l’étau se resserrer autour de lui et se voyant jour après jour mis au pied du mur, il n’est pas exclu que l’un de ces “douze salopards” montrés du doigt par Wolfowitz, voire le président Bachar lui-même, ait choisi de renverser la table sur la tête des joueurs et de créer une nouvelle donne explosive qui donnerait à réfléchir à ceux qui auraient juré sa perte.
Un coup de poker ?Mais était-il nécessaire de recourir à un tel degré de violence brute et inqualifiable pour transmettre un tel message ? L’assassinat d’une personnalité aussi centrale que Rafic Hariri n’est-il pas un coup de poker, risquant de détruire tout l’édifice patiemment construit par Hafez al-Assad, qui tenait à instaurer un équilibre délicat entre toutes les communautés libanaises? Ce crime ne va-t-il pas transformer les sunnites libanais, dont M. Hariri est devenu l’un des principaux porte-drapeaux sur l’échiquier national, en une communauté hostile à l’hégémonie syrienne après y avoir longtemps été favorable ou du moins l’avoir passivement acceptée ? Le régime de Damas – qu’il s’agisse de tous les “douze salopards” ou de quelques-uns – s’est-il à ce point senti dans une situation désespérée qu’il se soit permis une telle escalade aux conséquences incalculables et non maîtrisables ? D’autant que, jusqu’à tout récemment, la victime de cet attentat était l’allié de Damas au Liban et dans la région et se comportait comme son porte-parole sur la scène internationale. C’est en effet Rafic Hariri qui avait joué un rôle de médiateur efficace dans la construction et la dynamisation des relations franco-syriennes sous Hafez al-Assad, puis sous la présidence de son fils Bachar. C’est enfin Hariri qui a ouvert les portes de l’Elysée à Bachar al-Assad quand ce dernier n’était que “Monsieur fils”. Comble du paradoxe, c’est le locataire de l’Elysée qui monte au créneau, exigeant une commission d’enquête internationale indépendante pour identifier les assassins de l’ancien Premier ministre libanais et laissant entendre qu’il existe de fortes présomptions dans le sens d’une culpabilité syrienne.

March 2005

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