Friday, December 16, 2005

Tout change, rien ne change !

Depuis le retrait de l’armée syrienne sous la pression conjuguée de Washington, de Paris et de la rue, le pays du Cèdre a renoué avec ses anciens démons confessionnels. Comme l’a montré la dernière campagne électorale (photo), qui a vu le triomphe de l’opposition sous la houlette de Saad Hariri, fils de l’ancien Premier ministre dont l’assassinat a ouvert la voie aux spectaculaires changements survenus ces derniers mois.

Depuis la mi-mars 2005, le Liban a été le théâtre d’une succession d’événements centraux, notamment l’adoption par le Conseil de sécurité de l’Onu de la résolution 1559 exigeant le retrait des forces étrangères du pays du Cèdre, l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, la formation d’un front d’opposition soutenu par un large mouvement populaire, la démission du gouvernement d’Omar Karamé soutenu par Damas, le retrait des forces militaires syriennes et, pour finir, la tenue d’élections parlementaires, les premières depuis trente ans à se dérouler en l’absence des troupes syriennes. Tous les ingrédients étaient donc en place pour que le “printemps de Beyrouth” – selon la formule utilisée par l’opposition au pouvoir prosyrien pour qualifier ces développements – aboutisse, en fin de course, au déclenchement de la “révolution du Cèdre”, comme se plaît à dire Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine.
Ces pronostics, qui péchaient sans doute par trop d’optimisme, seront cependant vite démentis par les faits. Le retour sur terre sera brutal. Ceux qui avaient parié gros sur la révolution du Cèdre en auront été pour leurs frais. Outre leur optimisme béat, ils ont surtout une grave méconnaissance de ce pays et des fondamentaux qui ont toujours régi le jeu politique interne libanais : divisions confessionnelle et communautaire, antagonismes partisans, politiciens et électoralistes. La déception fut telle que le chef druze Walid Joumblatt et l’un des principaux meneurs de l’opposition a pu dire que la Syrie était sortie par la porte pour rentrer par la fenêtre !
Joumblatt ne faisait que décrire la réalité sur le terrain. Car il faut une certaine dose de naïveté pour penser que le retrait militaire syrien du Liban signifie un désengagement total de la Syrie de la scène politique libanaise, son abandon volontaire de ses réseaux d’influence dans les diverses forces politiques et les services de sécurité libanais ou sa perte d’influence sécuritaire directe sur le terrain, particulièrement dans le Nord, le Sud et l’Est du pays. La victoire électorale de l’opposition, qui a amené au Parlement une majorité conjoncturelle composée d’une coalition hétéroclite, n’y changera pas fondamentalement la donne stratégique sur le terrain. Ce retour de Damas par la fenêtre s’est concrétisé, pour le moment du moins, par la nomination, avec l’accord d’une coalition composée des principaux partis politiques – qu’ils soient ou non partisans de la Syrie – de Najib Miqati comme Premier ministre chargé d’organiser les élections. Ce dernier, rappelons-le, a toujours été très proche du régime syrien et, à en croire certains rapports, deux de ses frères entretiennent des relations d’affaires portant sur de gros contrats et marchés avec des membres de la famille du président Bachar Assad.
Un autre aspect du maintien de la main lourde du régime syrien sur les affaires libanaises aura été l’assassinat du journaliste et écrivain libanais de gauche, Samir Kassir, l’un des principaux animateurs du “Printemps de Beyrouth” et le plus implacable des opposants à la présence syrienne au Liban, qui, depuis des années, appelait courageusement à son retrait sans effet de style, alors même que la soldatesque du régime syrien et ses services de sécurité faisaient régner au pays du Cèdre un climat de terreur et d’intimidation. De surcroît, Samir Kassir a été l’un des rares intellectuels libanais à appeler de ses vœux une alliance avec les forces de l’opposition démocratique en Syrie, liant la libération du Liban à celle de la Syrie. Il ne fait pas de doute que ce sont les derniers points d’appui de Damas au Liban, notamment au sein des services de sécurité libanais – et sans doute avec la l’implication active d’éléments des services syriens – qui ont perpétré ce crime.
Le système du partage confessionnel du pouvoir et de l’Etat entre les différentes communautés chrétiennes et musulmanes facilitait particulièrement la mainmise de Damas sur le pays, dans la mesure où ce système lui permettait de les affaiblir toutes en les montant les unes contre les autres et en attisant au sein de chaque communauté les rivalités de personnes. Or ce système confessionnel est non seulement toujours en vigueur, mais il a fonctionné à plein régime lors des dernières élections législatives, entraînant une exacerbation sans précédent du fanatisme et du sectarisme. Ainsi, et grâce à la loi électorale promulguée en 2000, qui favorise les listes confessionnelles, le sunnite Saad Hariri, fils et héritier de l’ancien Premier ministre assassiné et l’un des leaders de l’opposition antisyrienne, a pu rafler, avec ses alliés, les dix-neuf sièges de Beyrouth et les vingt-huit sièges de la région de Tripoli. Dans le Sud du pays, ce sont les deux listes coalisées du mouvement Amal et du Hezbollah qui ont remporté les vingt-trois sièges à pourvoir. Au Mont-Liban et dans la Békaa, sur les cinquante-huit sièges à pourvoir, les listes conduites par le général chrétien Michel Aoun en remportent vingt et un, le Hezbollah chiite, dix, et la coalition menée par le chef druze Walid Joumblatt, vingt-sept.
Ces résultats ont amené Joumblatt à décrier le général Aoun, dont le score a pour le moins surpris par son ampleur de “Tsunami libanais”. D’autant plus que ce bouillant général, ancien commandant en chef de l’armée libanaise, vient tout juste de rentrer de son exil français après quinze ans de traversée du désert. Il avait été chassé du pouvoir et délogé du palais présidentiel de Baabda, où il a avait élu résidence, en octobre 1990, grâce aux troupes syriennes et avec la complicité de Washington. A quelques mois de la Tempête du désert – déclenchée par les Etats-Unis contre l’Irak avec la participation militaire d’une trentaine de pays, dont la Syrie de Hafez al-Assad –, l’administration américaine de l’époque de Bush père donna son feu vert à cette opération pour remercier le régime syrien de son embrigadement sous la bannière étoilée. Le général Aoun, qui s’était auparavant autoproclamé président de la République, avant de créer dans l’exil un mouvement baptisé “Courant patriotique libre”, n’a pas oublié les heures d’humiliation qu’il a dû subir quand, traqué, il s’était réfugié, en pyjama, à l’ambassade française au Liban. Il sera lâché, voire moqué et méprisé, par toute la classe politique libanaise, toutes confessions confondues, dont les représentants s’étaient inconditionnellement ralliés au régime syrien avant de se retourner contre lui et de prendre la tête de l’opposition actuelle. La “rue chrétienne”, tout comme le général lui-même, n’ont pas eu la mémoire courte. Elle a sévèrement sanctionné les candidats chrétiens accusés d’avoir dans le passé “trahi” non seulement le général, mais surtout le camp chrétien !
Bien que le général Aoun ne soit pas parvenu à opérer des percées dans les listes parrainées par le chef druze Joumblatt, il a remporté une victoire écrasante dans les fiefs chrétiens du Mont-Liban, infligeant une défaite sévère aux principales personnalités chrétiennes passées à l’opposition, dont certaines étaient connues pour leur modération et leur respectabilité, comme c’est le cas de Nassib Lahoud, l’un des principaux adversaires de la présence militaire syrienne au Liban. La victoire du général Aoun a constitué aussi un sérieux revers pour le patriarche maronite Nasrallah Sfeir, qui a vu tous ses poulains balayés et le camp chrétien divisé. En fait, les électeurs chrétiens ont voulu, d’une part, récompenser le général pour ses années d’exil forcé et, d’autre part, punir les personnalités chrétiennes qui soit ont gardé le silence face à la présence syrienne au Liban, soit s’y sont ralliées, soit enfin en ont longtemps bénéficié. Mais au-delà de ces considérations politiciennes, la victoire du général Aoun a surtout contrarié les plans de Joumblatt, qui voulait voir émerger au Mont-Liban un camp chrétien uni dans son hostilité à la présence syrienne et au maintien en fonction de l’actuel président de la République, Emile Lahoud. Pari perdu, puisque, avec la victoire du général Aoun, la nouvelle opposition, quoique majoritaire au Parlement, n’atteint pas le nombre requis (deux tiers) pour destituer le président.
La nouvelle majorité devra donc, sauf incident de parcours, cohabiter pour au moins deux ans encore avec lui. Quant à la conjoncture internationale, ou plus précisément la position des deux puissances directement concernées par le dossier libanais, les Etats-Unis et la France se sont contentés globalement d’observer le déroulement des événements, n’hésitant pas, le cas échéant – comme ne cesse de le faire le président américain G.W. Bush – à exercer une pression verbale sur la Syrie en accusant les services secrets syriens de continuer leurs activités au Liban, à dresser une liste des personnalités à abattre, ou, enfin, à tenir à Paris une conférence sur le Liban, à laquelle ont participé les ambassadeurs américain, français et britannique à Beyrouth. Selon des informations véhiculées par certains médias libanais, ce serait des chancelleries occidentales directement impliquées dans la gestion de la question libanaise qui auraient conseillé au général Aoun de rentrer au Liban afin de mesurer sa véritable popularité en affrontant l’épreuve des urnes. Paris et Washington voulaient en effet que toutes les forces politiques libanaises sans exception participent au processus électoral, ce qui aurait pour résultat d’éviter que les conflits politiques sous-jacents et les divisions confessionnelles ne leur explosent à la figure et d’une manière violente. Une telle perspective catastrophique contraindrait la communauté internationale à faire face à de nouvelles difficultés et en premier lieu à intervenir militairement. Un scénario qui s’est déjà déroulé dans les années quatre-vingt, après l’invasion israélienne du Liban et les massacres de Sabra et Chatila, en juin et septembre 1982, et qui a conduit à un véritable fiasco américain et français.
Certes le paysage géopolitique libanais reste ouvert à de nombreuses options, liées entre autres à une conjoncture régionale instable et explosive, et en premier lieu à l’évolution de la situation en Syrie même, qui a quitté le Liban militairement, tout en y maintenant une présence politique et sécuritaire. Il n’en demeure pas moins que ce pays est encore loin de la “révolution du Cèdre”, saluée par Condoleezza Rice.

July, 2005

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