Pompier et pyromane
Le régime de Damas, isolé, acculé et miné de l’intérieur, est tenté par l’option Samson. Dans sa chute, il entraînera tous ses ennemis réels ou supposés. Incantation du désespoir ou vulgaire chantage ?
Les centaines de personnes massées à l’intérieur comme à l’extérieur du grand amphithéâtre de l’Université de Damas, où l’on pouvait remarquer la présence des dignitaires du régime et de ses partisans, écoutaient religieusement le discours de leur président Bachar al-Assad, transmis en direct par la télévision et la radio officielles. Ils voulaient surtout savoir s’il allait annoncer la coopération « totale » de la Syrie avec la mission d’enquête onusienne sur l’assassinat de l’ancien Président du conseil libanais, Rafic Hariri, menée par le juge d’instruction allemand Detlev Mehlis. Et surtout s’il allait accepter que les officiers supérieurs
de renseignements, dont le général Assef Chawkat, l’actuel chef des renseignements militaires, soient transférés à l’étranger pour y être interrogés par le juge Mehlis. Comme à l’accoutumée, le chef de l’Etat accepta de collaborer avec l’enquêteur onusien mais sans enthousiasme et tout en posant des conditions relatives à la souveraineté nationale. Il était convaincu que quoique qu’il fasse, son régime serait condamné. D’où, en guise de stratégie de riposte et de résistance aux pressions étrangères, cette phrase magique qu’il lança : « Dieu protègera la Syrie ! »
Stratégie de l’esquive
Dieu va-t-il courir au secours de la patrie ou du clan Assad, surtout après le « suicide » dans des conditions plus que douteuses du général Ghazi Kanaan, l’un des piliers du régime ?
Quelque soit la nature de la coopération entre le régime et la commission d’enquête, il ne fait plus de doute que Damas a choisi la stratégie de l’esquive. Elle a réussi jusqu’ici à ce que le général Assef Chawkat, beau-frère du président, ne fasse pas partie des officiels convoqués par Mehlis à Vienne, et non à Beyrouth comme il était décidé auparavant.
Il s’agit cependant d’une stratégie de tergiversation qui ne peut s’éterniser. Le régime se sent donc acculé, particulièrement depuis la résolution 1636 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 31 octobre dernier à l’unanimité de ses membres obligeant Damas à coopérer avec la commission d’enquête sous peine de sanctions. Si les obstructions perdurent, le conseil sera appelé à durcir sa position. Deux sortes de graves menaces pointent à l’horizon : d’une part, celles qui toucheront le régime dans ses diverses structures despotiques et ses alliances familiales et claniques. D’autre part, celles qui visent la Syrie en tant qu’Etat et peuple et risquent de porter atteinte à sa cohésion nationale, sociale et ethnique.
Il n’est pas raisonnable, voire équitable, de mettre dans un seul panier comme le font certains, les menaces touchant le pays lui-même avec celles visant le régime. Sauf si c’est le régime lui-même qui génère les menaces contre le pays afin de se préserver lui-même contre les menaces qui le visent spécifiquement !
Les scénarios d’une catastrophe nationale pouvant s’abattre sur la Syrie ne commenceraient pas avec la réédition d'une quelconque intervention militaire directe, comme le suggèrent les porte-voix du régime dans le but évident de dramatiser la situation et de faire peur à l’opinion publique. Cela est non pas dû au fait que Washington a tiré une quelconque leçon de sa mésaventure catastrophique en Irak, mais tout simplement parce que le régime syrien n’est pas si obstiné qu’il y paraît et qu’il ne permettrait pas de laisser les choses empirer pour provoquer une telle intervention.
La catastrophe nationale pourrait résulter du régime lui-même qui serait tenté de poursuivre la même politique suicidaire qui l’avait conduite et conduit avec lui le pays à cette impasse dangereuse. La catastrophe nationale pourrait intervenir si les appareils sécuritaires du régime cherchaient à allumer des incendies confessionnels par ci (entre sunnites et alaouites, musulmans et chrétiens ou alaouites et ismaéliens) ou ethniques (entre druzes et leurs voisins du Houran, les kurdes et les bédouins ou les villes et les campagnes).
Pour quelle raison ? Pour envoyer aux Américains le message suivant : sachez bien que ces « incendies » pourraient se propager rapidement en Irak où se trouvent vos troupes, et aussi chez vos alliés régionaux au Liban, en Jordanie, au Koweït ou en Arabie saoudite. Sachez-le bien aussi : nous sommes les seuls pompiers à même d’éteindre ces incendies. C’est donc avec nous qu’il faudra compter, négocier, s’entendre et conclure !
Ces scénarios du pire ne sont hélas pas purement fantaisistes. Car récemment, certaines
tribus bédouines avaient en effet pillé et mis à sac des biens appartenant à des Kurdes dans la ville frontalière de Kameshlie. Des affrontements armés opposèrent aussi des druzes à des bédouins dans la province de Saouayda, près de la frontière avec la Jordanie. Des accrochages opposèrent enfin certains alaouites à des ismaéliens dans la ville de Missiaf. A chaque fois, le comportement des services de sécurité était ambigu, ou pour être plus concret, loin de jouer l’apaisement et la paix entre les communautés.
Dans son rapport préliminaire sur l’assassinat de Hariri, le juge Mehlis reprend à son compte une information, largement diffusée par les médias libanais et arabes, à savoir que le président Bachar aurait transmis via l’ancien président du conseil Rafic Hariri un message menaçant au dirigeant druze Walid Joumblat. Il lui aurait dit : « Vous n’avez pas le monopole du leadership sur les druzes. Moi aussi j’ai mes druzes ! » Si cela s’avère exact, et nous n’avons aucune raison de le contester, le président syrien menace ses opposants, de recourir, le cas échéant, aux guerres de religion et de confessions.
S’il est vrai que la tentative du régime de porter atteinte à la cohésion nationale constitue le danger le plus grave pour la Syrie, Etat et peuple, il ne fait pas de doute que le relâchement des liens de solidarité entre les divers membres du cercle le plus étroit du régime (la famille, d’abord, les mafias de pillage des richesses nationales, les groupes de pression politiques qui se repositionnent en perspective des futurs arrangements) représente la menace la plus
mortelle pour le régime.
S’il se confirme, par exemple, que le général Ghazi Kanaan, l’ancien chef des services de renseignements syriens et ancien ministre de l’Intérieur, ne s’était pas suicidé mais a été liquidé en raison de la lutte au sommet du pouvoir et notamment parce que les Etats-Unis voyaient en lui, du moins comme le laissaient entendre certaines sources, l’homme providentiel le mieux à même de prendre le pouvoir à Damas et de l’exercer sécuritairement et politiquement sans état d’âme, selon les conditions de Washington, exactement comme le faisait à la perfection Hafez al-Assad, il y a lieu de conclure que désormais le péril est désormais en la demeure. Le feu aura atteint ainsi le cœur névralgique du régime et coûté la vie à l’un de ses membres les plus influents.
Histoires de famille
Autrement dit, si le conflit entre le clan Assad représenté par le président Bachar, son frère Maher et son beau-frère Assef Chawkat, époux de Bouchra Assad, leur sœur, d’une part, et d’autre part, le général Ghazi Kanaan, l’un des derniers interlocuteurs de l’ancien président Hafez al-Assad, et le plus expérimenté du cercle étroit du pouvoir, a pu se solder par la liquidation de ce dernier d’une manière aussi flagrante et dramatique, qui seront les suivants sur la liste ?
Combien de Ghazi Kanaan devraient attendre leur tour, si la résolution 1636 devait serrer encore plus l’étau autour du sommet de l’Etat ? Cela ne va-til pas ouvrir des issues de sortie devant certains membres du régime qui vont préférer quitter le navire alors qu’il est encore temps ? Combien de serviteurs zélés du régime vont se sentir menacés si toute la lumière va être faite sur la disparition de Ghazi Kanaan ? Une autre question subsidiaire: le clan familial au pouvoir, déjà bien étroit, et qui va chaque jour en se réduisant, aura-t-il les ressources suffisantes pour engager les batailles de survie qui s’annoncent ? D’autant que ces batailles promettent d’être féroces et violentes?
Mais « Dieu protègera la Syrie », dixit Bachar al-Assad. Sera-t-il entendu ?
December 2005
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